À la découverte de la puissance des femmes en philosophie
Par Camille Braune

À l’occasion de la Journée des droits des femmes, la web-revue d’Opium Philosophie vous propose de revenir sur le hors-série de Philosophie Magazine, paru en 2020, intitulé « La puissance des femmes : une autre histoire de la philosophie ». Parce qu’avant de célébrer il faut connaître, Octave Larmagnac-Matheron et Sven Ortoli déplacent le projecteur sur ces femmes philosophes, des oubliées de l’Antiquité aux hérétiques du Moyen-Âge et de la Renaissance, jusqu’aux libératrices de l’après-guerre aux années post-68, et aux contemporaines des années 1980 à #MeToo, en passant par les révolutionnaires des Empires et Temps Modernes. Lumineux, ce hors-série brosse une autre histoire de la philosophie, dans laquelle l’autre moitié de l’humanité n’est pas omise.
Écoutons ces voix féminines et philosophes qui nous chuchotent à l’oreille
C’est notamment Gabrielle Suchon, représentante du mouvement des « Universalistes », qui, au XVIIème siècle, refuse de se laisser enfermer au couvent des Jacobines par sa famille et s’en échappe pour fuir à Rome demander sa liberté devant le pape. Féministe avant l’heure, elle dénonce l’infériorité assignée aux femmes qui, loin d’être une condition naturelle, est continûment produite par une éducation à l’impuissance, à la soumission et à l’ignorance. C’est une philosophe de l’insoumission, qui élabore une éthique de la liberté, de la libération, refusant l’enfermement dans le mariage – elle choisit notamment de ne pas avoir d’enfants. Dans les « Universalistes » on peut aussi découvrir Olympes de Gouges, femme de lettres, dramaturge et révolutionnaire française, pionnière du féminisme et opposante à l’esclavage. Elle écrit en 1791 la « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne » ouvrant la possibilité d’un espace politique et juridique pour les femmes. L’article premier stipule notamment que « La Femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits ». Très critique à l’égard de Robespierre, elle est guillotinée en 1793.
Parmi les « Révolutionnaires », Anna Julia Cooper fait entendre sa voix contre le racisme et la misogynie. Femme noire, fille d’une esclave, elle a neuf ans au moment de l’abolition de l’esclavage et peut, grâce à une bourse d’études, étudier au St Augustine’s College, fondé par l’Eglise anglicane pour former des enseignants destinés à éduquer les anciens esclaves. C’est alors que commence sa carrière de professeure. Directrice d’école dévouée à l’éducation des Noirs et des défavorisés, elle obtient un doctorat à la Sorbonne en 1967. Elle est l’une des premières femmes noires docteures. Mais elle se fait surtout connaître en 1892 pour son ouvrage qui inaugure le Black Feminism (« féminisme noir ») : A Voice from the South, by a Woman from the South [Une voix du Sud, par une femme du Sud] rédigé alors que les « lois de Jim Crow » mettent en place la ségrégation. Anna Julia Cooper est la première à évoquer le double problème d’être noire et femme dans un monde marqué par le racisme et la misogynie.
La femme de couleur sent que la cause de la femme est une et universelle. Elle sent que, tant que l’image de Dieu dans la porcelaine ou dans l’ébène ne sera pas sacrée et inviolable ; tant que la race, la couleur, le sexe et la condition ne seront pas considérés comme des accidents et non comme la substance de la vie ; tant que la prétention universelle de l’humanité à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur ne sera pas reconnue comme inaliénable à tous ; tant que tout ceci ne sera pas réalisé, la leçon de la femme ne sera pas entendue et la cause de la femme ne sera pas gagnée.
Anna Julia Cooper, A Voice from the South, by a Woman from the South, 1892.
Des « Révolutionnaires » surgit aussi Simone Weil, porteuse d’une philosophie qui se confronte au problème du mal et de la souffrance, tout en étant teintée d’espoir. Elle écrit en 1943 sa grande œuvre : L’Enracinement. Sous-titré Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, L’Enracinement est rédigé à la suite de la demande du général de Gaulle de réfléchir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme pour la France libre. Pour la philosophe, les hommes n’ont de droits que parce qu’ils ont des devoirs, qui consistent à « satisfaire aux besoins terrestres de l’âme et du corps de chaque être humain ». Elle dresse les quatorze besoins de l’âme : ordre, liberté, obéissance, responsabilité, égalité, hiérarchie, honneur, châtiment, liberté d’opinion, sécurité, risque, propriété privée, propriété collective et vérité. Ces besoins sont trop souvent oubliés au profit de ceux du corps, alors que leur privation conduit à un « état plus ou moins analogue à la mort ». À cette liste s’ajoute un dernier besoin : l’enracinement, c’est-à-dire l’appartenance à une communauté humaine, à une histoire, et à une terre. Jamais achevé en raison de la mort précoce de Simone Weil, L’Enracinement est publié à titre posthume par Albert Camus, qui le considérait comme « l’un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation ».
Des voix originales, libératrices et contemporaines
Au milieu des « Libératrices » telles que Simone de Beauvoir et Hannah Arendt, surgit le délicat portrait d’Iris Murdoch, représentante d’une philosophie de l’attention morale. Agir moralement n’est pas une affaire de devoir, de calcul ou de réflexion, mais c’est traiter autrui de manière éthique, et le percevoir, avant toute action, comme un sujet moral. Dans La Souveraineté du Bien (1970), la philosophe s’interroge sur « la » question à laquelle la philosophie devrait essayer de répondre : « Pouvons-nous devenir moralement meilleurs ? ». Élève de Wittgenstein de 1947 à 1948, elle comprend que le Bien est une idée infiniment éloignée de nous, mais une idée bien réelle, cependant, qui existe indépendamment de l’homme. S’opposant à la philosophie de Sartre, elle défend une éthique capable de « percer le voile de la conscience égocentrique », où l’homme est capable de se désintéresser, et de sortir de la caverne de l’ego.
Certains dualismes constituent des traits persistants des traditions occidentales ; tous contribuent à la logique et aux pratiques du système de domination des femmes, des gens de couleur, de la nature, des travailleurs et des animaux ; en gros à la domination de tout ce qui est autre et qui ne sert qu’à renvoyer l’image de soi.
Donna Haraway, Le Manifeste cyborg et autres essais, 2007.
L’une des femmes philosophes des plus originales que l’on découvre dans ce hors-série est Donna Haraway, représentante du mouvement des « Contemporaines ». Philosophe qui brouille les lignes, dépasse les dualités anciennes, et défend l’idée d’écouter la pluralité des êtres, elle s’intéresse d’abord à la philosophie de la biologie, avant de publier en 1991 Manifeste Cyborg qui fait d’elle une pionnière du cyberféminisme. Sensible à la philosophie de Judith Butler, elle s’oppose à l’essentialisation (réduction à une identité figée) de la femme, prônant la fluidité entre les catégories de genre ; mais aussi entre les catégories d’humain et de non-humain. Son manifeste fait du cyborg un opérateur de pensée pour se libérer de tous les dualismes et oppositions binaires – par exemple : corps/esprit, mâle/femelle, réalité/apparence – héritées de la pensée occidentale, qui entretiennent la domination. Mi-machine, mi-vivant, plus mécanique que l’humain mais plus spirituel que la machine, dépourvu de genre, le cyborg invite dans la pensée d’Haraway à la subversion de ces oppositions. Se passant d’identité, le cyborg permet de penser autrement la différence. La différence non plus comme l’Un absolu et l’Autre relatif, mais comme tissu d’innombrables différences entrelacées et non contradictoires. Ce qui permet d’entrevoir l’horizon d’une conscience plus collective.
Des « Contemporaines » surgit aussi Carol Gilligan, philosophe et féministe, pionnière du care – signifiant « soin », « sollicitude » – qu’elle a théorisé comme une forme féminine d’éthique, soucieuse du dialogue et de la vulnérabilité d’autrui. Elle pense une autre éthique – une « voix différente » – qui rompt avec la justice masculine neutre et froide. Le care est une éthique de l’entraide et du soin apporté aux autres, attentive à notre dépendance aux autres membres de la société. Parce que c’est une éthique qu’elle pense typiquement « féminine », Carol Gilligan défend le care au risque de le faire tomber dans le différentialisme (doctrine soulignant les différences de nature entre les individus). À l’inverse, une philosophe comme Joan Tronto s’est efforcée de montrer que l’éthique de la sollicitude n’est pas spécifiquement féminine. Cette éthique consiste pour la philosophe à échapper à l’individualisme pour aborder l’humanité d’un point de vue relationnel, comme un réseau d’êtres caractérisés par un « besoin de soin » plus que par intérêt.
C’est enfin Virginie Despentes, contemporaine parmi les « Contemporaines » qui écrit en 2006 – dix ans avant #MeToo et l’affaire Weinstein – son manifeste féministe ravageur : King Kong Théorie. Le manifeste apparaît comme une Odyssée moderne, peuplée d’héroïnes que l’on n’attendait pas, des prostituées aux camionneuses. Son récit piétine les modèles féminins, et met en scène les « looseuses de la féminité » ; récit d’un empowerment, de la fin d’une oppression.
J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. Je n’échangerais ma place contre aucune autre, parce qu’être Virginie Despentes me semble être une affaire plus intéressante à mener que n’importe quelle autre affaire. […] C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle, que j’ai parlé hier et que je recommence aujourd’hui.
Virginie Despentes, King Kong Théorie, 2006.