Par Alix Stéphan

Le Dernier Voyage du Téméraire, Joseph Mallord William Turner, 1838.
 Peinture à l’huile sur toile (91 x 122 cm) exposée à Londres, à la National Gallery.

Il y a peut-être une question précédant toutes les autres en philosophie, non pas la fameuse « à quoi sert la philosophie », mais une autre, moins évidente, qui nous renvoie à l’attraction de la philosophie : Pourquoi désirer la philosophie ? Non seulement vouloir faire de la philosophie, mais aussi vouloir la rencontrer sans pour autant entrer systématiquement dans une pratique de cette dernière. Se demander pourquoi un désir de philosophie naît, c’est donc poser la question de la rencontre de la philosophie avant (ou hors de) cette question de la confrontation par la pratique, une rencontre qui doit se penser au-delà des balises habituelles.

Le désir de philosophie est sans doute un désir d’altérité, ou un mouvement vers un espace d’altérité. C’est cette envie d’aller vers autre chose que soi, vers un ailleurs frémissant, parfois terrifiant, toujours prometteur. Mais par ce désir, par ce « mouvement vers », la philosophie se place dans une non-présence qui n’est pas tout à fait une absence, elle se place dans un passage, cultivant une marge nous menant vers un horizon sans cesse repoussé. La philosophie comme fondamentalement désirante n’est pas l’achèvement d’un but, mais une éternelle aventure, avec toute l’incertitude que cela comporte. Jankélévitch souligne : « La région de l’aventure, c’est l’avenir. Mais il y a à cela une raison plus profonde encore : et cette raison, c’est le caractère amphibolique, ambigu, équivoque de l’aventure. Nous verrons que l’aventure est aventureuse de par son ambiguïté même. »1. Car dans cette tension qui nous mène à la philosophie nous trouvons non pas un rejet de l’incertitude, mais une volonté de l’explorer, de s’y immerger sans pour autant chercher à la faire disparaître.

Ce mouvement vers l’altérité, et toutes ses zones d’ombre, a cependant une curieuse habitude de nous renvoyer à nous-même, à nous réfléchir dans notre langue et dans, peut-être, un certain parler d’emprunt. D’emprunt, car il y aura toujours un ou plusieurs autres qui parlent dans notre texte (Gracián parle dans Nietzsche, Aristote parle dans Patočka…), mais ils parlent tout de même dans notre langue car comment vraiment en parler, en écrire une autre ? L’une des propositions de Derrida dans le Monolinguisme de l’autre n’est-elle pas « On ne parle jamais qu’une seule langue »2 ? Quelque chose se joue dans cette unique langue qui pourtant s’altère et nous pousse au dialogue avec une autre, un autre. La philosophie, avec la littérature, est ce mouvement, ce désir d’un autre horizon car avec ce constat « On ne parle jamais qu’une seule langue », Derrida en fait un second : « On ne parle jamais une seule langue ». C’est dans ce vacillement de l’unité que démarre ce grand voyage nous faisant quitter un chez nous qui ne pourra jamais être retrouvé tel quel car notre langue parlera avec d’autres, elle sera imprégnée par d’autres, elle s’étonnera, elle nous refusera le confort d’un chez soi inquestionné. Parler, ou plus précisément parler avec la philosophie, parler philosophiquement c’est donc arpenter cet interstice entre soi et l’autre, fissurer l’espace pour y faire résonner l’ailleurs.

La philosophie ne s’élabore pas sans un je qui se métamorphose. La pensée se fait alors nécessairement instable, inquiète et presque alchimique : la philosophie serait cette alchimie de la pensée qui prend sa source dans l’obscurité, dans l’étrange, dans une interrogation à l’état brut pour la transmuter en quelque chose de précieux. Alors, la pensée grandit dans un ailleurs toujours encore à arpenter, se dotant d’une puissance singulière, outrepassant les frontières de nos investigations habituelles. C’est de là qu’elle questionne et transforme notre rapport au monde, le sublime, le (re)valorise.

Mais alors, le désir de philosophie, dans toute sa pluralité, devient peu à peu un désir d’une autre philosophie, le désir d’une philosophie qui se réapproprie pleinement son propre mouvement, qui se métamorphose constamment. La philosophie n’est pas faite pour être saisie, encapsulée, elle est déchirante, débordante. C’est parce que le désir, cet appétit insatiable d’un nouvel horizon, constitue la philosophie qu’elle ne peut considérer la limite comme un encerclement hermétique. Cet espace frontalier vers une terra incognita devient un lieu de passage à arpenter, la philosophie se faisant dans cet entre-deux, ou peut-être plus justement dans cet au-delà de deux. Si tout désir inclut un rapport à autre chose, troublant la dichotomie présence/absence, il n’est pas pour autant une simple observation froide et distante, mais une volonté d’entrer en contact. La philosophie tient en elle un désir presque charnel d’une altérité insaisissable, ne pouvant être comprise dans sa globalité car trop vaste, trop mouvante, parce que cette altérité est non pas totalisante mais infinie.

Il est difficile de dire à quel point ce désir de philosophie, quel qu’en soit sa forme, est nécessaire. Certains diraient « aujourd’hui plus que jamais », mais je ne crois pas qu’il existe des moments historiques, politiques, ou culturels, ayant besoin de « plus » de philosophie. Dans toute son incertitude, elle garde toujours quelque chose de certain, c’est là la puissance de son ambiguïté : elle est présente et comme l’avenir, nous ne savons pas de quoi elle sera faite, mais elle ne peut pas ne pas advenir. La philosophie, parce qu’elle nous porte vers quelque chose de plus que nous, est ou doit être, une constante. Dire que l’on a aujourd’hui besoin de plus de philosophie est le fruit d’un oubli, oubli que l’on a toujours besoin de philosophie, de métamorphose et même de merveilleux. Cela ne veut pas pour autant dire que la philosophie est toujours présente de la même façon. Je ne crois pas que tout désir de philosophie s’incarne dans une forme philosophique classique : parce que c’est un désir, car il est un mouvement, il sait se couler dans une multiplicité de formes (littéraires et artistiques), se donnant cependant toujours la forme d’une aventure. Jankélévitch se demandait déjà « en quoi l’aventure est-elle donc caractéristique de notre modernité ? »3, une partie de sa réponse était : « l’aventure, introduisant la tension pathétique et la fantaisie dans l’existence, nous rappelle que les barrières sociales sont fluentes »4. Ne serait-ce pas là un rappel de la philosophie : notre monde que l’on pense si stable est en fait en prise avec un mouvement grondant perpétuellement, soulignant « l’insolite de l’instant »5 toujours encore à penser ?

Cette incarnation dans un texte, une œuvre, ou cette volonté d’incarnation, du désir de philosophie n’est pas une dissolution, c’est-à-dire une solution faisant disparaître le désir questionnant, ce dernier au contraire reste palpitant, s’enrichissant à chaque fois d’une nouvelle profondeur. C’est peut-être là que le désir de philosophie dans une expression contemporaine se dessine et qu’il n’est donc pas le désir de plus de philosophie mais d’une autre philosophie, une philosophie qui n’affirme pas une solution mais propose une énigme, une philosophie qui se fait sphinx, qui nous interpelle et nous attire dans son labyrinthe non pas dans le but de nous perdre, mais de nous diriger vers autre chose, de nous faire voyager autrement, de nous altérer.

Si l’on accepte ce désir de philosophie comme nous poussant vers une altérité, une marge jusqu’alors inexplorée, il faut sans doute, dans le même temps, penser un nouveau philosophe : espion, alchimiste, magicien… Un philosophe aventureux, sur le seuil comme le souligne Jankélévitch : « ainsi la vie humaine est à la fois ouverte et fermée, elle est entrebâillée. Et de même l’aventureux est dedans-dehors »6. Un philosophe qui appelle et évolue dans un espace et un temps qu’il façonne en jouant sur la diffraction et la multitude. Il se réinvente lui-même comme multiple, incorporant ce désir d’altérité en fissurant sa propre identité, comme jadis l’avaient fait Arthur Rimbaud ou Fernando Pessoa (car dans tout philosophe il y a un peu d’un poète, d’un joueur de mots). Se dire comme multiple, se dire comme autre c’est mettre en mouvement une « ambiguïté »7 qui est la clef de toute activité d’écrivain. Ces démultiplications, ces pseudonymes et hétéronymes, ce sont aussi des manifestations (en ombres chinoises presque) de ce qui n’est pas là, de cette altérité qui n’est pas encore présente même si elle prend forme. Désirer tient aussi à ce qui est absent, il parle de et à l’absent. Devrait-on donc dire que ce désir de philosophie serait un désir dû à un néant, à une carence de philosophie ? Je crois que surtout – même si la philosophie n’est jamais absolument présente, si elle reste toujours à découvrir – ce désir qui s’exprime dans une forme philosophique est une absence évocatrice, un silence expressif, une mise en relief de ce qui n’est pas encore là ou bien déjà passé et pourtant qui résonne. Le désir de philosophie, le désir s’exprimant dans la philosophie, est ce désir provoqué par une résonance venue d’un autre temps, nous faisant entrevoir ces revenants et ces arrivants pour parler avec Derrida. Le désir de philosophie n’est donc pas dû à une absence de philosophie mais à la volonté constante de tenter de se confronter à quelque chose, à quelqu’un qui subrepticement nous interpelle depuis un au-delà, un inframonde, nous prenant ainsi dans une interrogation vertigineuse. Le philosophe se fait alors celui qui côtoie ombres et obscurité, spectres et revenants pour mieux nous renvoyer le questionnement et éveiller en nous un désir certain d’une philosophie toujours à réinventer.

Puisque nous parlons d’altérité, d’altération, d’au-delà, le « désir de philosophie » doit se penser au pluriel : désirs de philosophie. Cette pluralité vient du fait que la philosophie nous interpelle à partir de sa considération des êtres dans leurs multiples facettes. Le désir de philosophie, profond et avide, doit être élaboré et constamment réinvesti. Cet appel désirant, insatiable, vertigineux nécessite une transmission et ainsi un enrichissement. Il faut donc conclure en soulignant que la pluralité de ces désirs de philosophie est un appel à la mise en mouvement d’une nouvelle génération devant se faire elle aussi désirante, happée par cette aventure qu’est la philosophie.

  1. Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux – Chapitre premier, Paris, GF Flammarion, 2017, p. 91
  2. Jacques Derrida, Monolinguisme de l’autre ou prothèse de l’origine, Paris, Éditions Galilée, 1996, p. 21
  3. Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux – Chapitre premier, ed. cit., p. 289
  4. Id., p. 291
  5. Id., p. 299
  6. Id., p. 123
  7. Søren Kierkegaard, Point de vue sur mon activité d’écrivain, in Œuvres Tome II, ed. et trad. Regis Boyer et Michel Forget, Paris, Gallimard, Pléiade, 2018, p. 1105
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