Deux philosophes dans les étoiles
Commentaire d’Ad Astra de James Gray
Par Nathanaël Travier
Si, au premier degré, la relation père-fils peinte dans Ad Astra (2019) de James Gray semble bien plate, une lecture allégorique révèle sa dimension philosophique. Bien plus qu’une relation entre deux individus, James Gray narre le renversement d’un modèle scientiste, incarné par Clifford McBride, en un rationalisme résigné porté par son fils. Mais à l’issue de cette confrontation, éminemment contemporaine, le ciel tout aussi vide que la terre du futur d’Ad Astra confronte l’homme à sa modernité.

C’est dans le coup d’œil que jette Roy McBride à la fin du film sur la Une du National Geographic affiché dans la base LIMA qu’Ad Astra de James Gray révèle toute sa profondeur. À la lumière de cette scène, où compte autant le regard du fils que l’objet – cette Une bien réelle du numéro de juillet 2014 de la revue américaine, titrée « Is Anybody Out There ? », sur laquelle le père a fébrilement griffonné trois « YES » –, le sens véritable de la confrontation entre les deux générations d’astronautes apparaît et donne une profondeur à cette relation père-fils qu’une analyse au premier degré ne saurait apporter. Le spectateur se souvient de cette scène que l’ensemble du film ne fait qu’annoncer : les deux hommes se toisent, silencieux, avant que le père n’abdique devant le fils et finisse par se suicider. Un univers parcouru, tant de dangers évités, la mort frôlée, pour quelques minutes de silence et d’incompréhension… Il y a bien quelque chose de décevant dans ce final, d’autant plus que le film prête, à la première lecture du moins, à un discours père-fils fort banal dans la culture américaine.
Mais, à la lumière de ce coup d’œil à l’indifférence teintée de compassion que Roy McBride jette sur la ferveur scientifique de son père, la stérilité même de cette confrontation prend son sens. Avant même que les deux hommes ne se rencontrent, celle-ci s’est en effet déjà entièrement jouée dans ce regard. L’incompréhension profonde qui les sépare, dont atteste le silence et les quelques commentaires laconiques, tout aussi rationnels que résignés, qu’opposera par la suite Roy McBride à l’échec de la formidable quête paternelle, y est exprimée : les deux hommes ne partagent pas la même religion. L’exaltation de l’un est inaccessible à la résignation de l’autre et on s’explique finalement la terreur qui s’imprimera peu après sur le visage d’un père face à ce fils qui ne croit pas.
Il n’y a rien d’anodin à ce que cette confrontation ait lieu avant même leur rencontre. Les deux hommes sont en effet dépassés par ce qu’ils représentent et James Gray ne filme pas tant le conflit de deux individus que celui entre deux philosophies. D’un côté, il y a le père, réactivation évidente du scientifique exalté que ses rêves démesurés poussent jusqu’au crime : à l’hypothèse de la vie extra-terrestre, il se jure, fervent, d’y apporter une démonstration. De l’autre, une génération plus tard, il y a un héros qui ne partage pas cette foi, un sous-officier de l’armée dont le principal trait de caractère est une placidité à toute épreuve qui n’est pourtant ni renoncement – son indifférence, son manque de passion ne l’empêchent certainement pas d’agir, y compris à la fin du film où, contre toute attente, il enfile de nouveau la combinaison – ni médiocrité – il n’est certainement pas ce fils décevant de bien des films du genre : si son père est un héros, lui aussi a réussi le même exploit du périlleux voyage aux confins de l’univers. Deux hommes d’égal mérite donc qui incarnent deux types diamétralement opposés : le visionnaire, positiviste et exalté, d’un côté ; l’ingénieur, placide et rationaliste à l’excès, de l’autre.
À l’aune de cette allégorisation des personnages, Ad Astra révèle alors une réflexion philosophique d’une profonde actualité. La stérilité de la confrontation entre les deux hommes sert la mise en scène, non d’un conflit, mais du remplacement d’une théorie par une autre. La ferveur du père, dont les « YES » résonnent pathétiquement sur cette page jaunie, vieille des seize trop longues années d’errance de la mission, est frappée de vanité. Tout le scénario abonde dans cette direction : pour le présent de Roy McBride, le père n’est plus de ce temps, c’est un revenant, et un revenant bien dérangeant. Dès lors, leur confrontation, alors même que les personnages dans leur individualité semblent espérer une autre issue, ne pouvait donc que consacrer l’abdication de l’ancienne doctrine qui, sans heurts ni récriminations, s’efface avec Clifford McBride dans le silence des astres. Roy McBride est l’homme nouveau, le surhomme d’après la conviction, l’homme du présent qui remplace les visionnaires fervents devant qui ces derniers, sens de l’histoire oblige, ne peuvent que s’incliner.
Alors que le film se déroule dans un « futur proche », le spectateur comprend en voyant cette Une que le National Geographic a vraiment publié en 2014 l’actualité de cette confrontation : ce renversement est à l’oeuvre dans notre modernité. Alors que la confiance dans les progrès de la science pour résoudre les énigmes de la nature ou améliorer le quotidien des hommes ne cesse de s’amenuiser, le scientisme fervent hérité du XXe siècle semble bien s’éroder pour céder la place à une modernité relativiste et rationaliste qui n’accorde plus sa confiance en la moindre conviction. Roy McBride est bien une des alternatives possibles à l’horizon de notre présent : un homme froid, placide, résigné mais agissant, héritier direct du surhomme nietzschéen.
Zarathoustra face à la vanité
Mais quel est alors le propos du film ? Ad Astra offre-t-il à lire dans le personnage de Roy McBride le modèle d’un Zarathoustra à venir, incarnant une posture philosophique qui, malgré les déceptions des promesses de la science, fonde sur une résignation absolue la possibilité de continuer à vivre et d’œuvrer malgré la vanité des choses ? Un Zarathoustra, au passage, largement conditionné par une doctrine déterministe, très évangélique, de la société : Roy McBride, malgré sa désobéissance, reste le maillon zélé et obéissant d’un ordre social supérieur (d’ailleurs, totalement invisible), qui consacre son unique réalisation personnelle dans l’accomplissement familial.
Cependant, une lecture en creux de ce futur finalement sombre semble plus crédible. Le sang-froid de Roy McBride confine à bien des égards à une angoissante froideur qui, assistée en réalité par des médicaments, n’est pas sans faire penser au Meilleur des mondes de Huxley. De même, la stabilité désespérante d’une société sans but qui se borne à reproduire ses errances à travers l’univers – le centre commercial lunaire en est un exemple éloquent, tout comme l’attaque absurde sur la lune qui pourrait symboliser les conflits si confus de notre présent – condamne une lecture trop positive de ce futur. Et puis, n’y a-t-il pas quelque chose de profondément décevant dans ce héros aux aspirations si humbles, dépourvu de toute dimension romanesque, dont la vie amoureuse même est si fade ?
Dès lors, la critique porte tout autant sur le néant passionnel d’une foi scientifique sans objet que sur le néant apathique du rationalisme nihiliste, deux doctrines qui s’abîment dans les mêmes errances humaines que, cette fois, père et fils partagent. En somme, le futur d’Ad Astra place l’homme moderne face à sa modernité, sur la route étroite entre ferveur scientiste – dont on pourrait d’ailleurs aisément élargir la critique à ses cousines religieuses – et rationalisme sans espoir, et il faut saluer l’intelligence et le talent de James Gray et d’Ethan Gross, le co-scénariste, pour avoir mis en scène la dispute philosophique sans doute la plus importante de notre époque.