Bâtir un spirituel au XXIème siècle

Par Eliott Sznajder

Partant de sa propre expérience du judaïsme, Eliott Sznajder s’attache ici à critiquer la religion, sans pour autant tomber dans un athéisme brut. Contre le dogme et le culte dévot, il en appelle ici à repenser notre rapport à la religion en s’associant à une histoire, des valeurs, une éthique, un sentiment d’appartenance, un spirituel, plutôt qu’à une théologie. Au XXIème siècle, comment imaginer un authentique rapport avec des religions millénaires, tout en évitant les écueils du dogmatisme ?

Illustration © Léa Richard

[su_quote cite= »Spinoza, Appendice au Livre I, Ethique »]Mais pourquoi la mer était-elle agitée ? Pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu’à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c’est-à-dire à l’asile de l’ignorance.[/su_quote]

 « J’aime l’Histoire et la culture juive. J’aime les récits d’Abraham, de Moïse et de Jérémie, mais je ne crois pas en leur prophétie »

J’ai toujours fait face à la religiosité de manière complexe. Né juif, d’un père ashkénaze et d’une mère séfarade, la pratique religieuse de ma famille s’est toujours faite avec distance, sans adhésion spirituelle ni dévotion mais dans une logique d’histoire, une logique familiale, avec la volonté d’honorer la mémoire d’un peuple, de nos ascendants et celle de se réunir à chaque occasion. Alors que j’ai toujours baigné dans cette culture du judaïsme, mes quelques fréquentations du Talmud Torah en vue de préparer ma Bar Mitzvah ont été un échec. Répulsif à l’aspect religieux voire dogmatique du judaïsme, aux rabbins, aux livres de prières, aux kippas et autres accoutrements, j’espérais possible qu’il y ait une autre voie.
J’aime l’Histoire et la culture juive. J’aime les récits d’Abraham, de Moïse et de Jérémie, mais je ne crois pas en leur prophétie. J’aime commémorer certaines fêtes du judaïsme en famille, comme la sortie d’Egypte du peuple juif, mais je n’aime pas prendre part à quelconque prière ou invoquer quelconque divinité, pour célébrer, remercier, espérer un Dieu qui n’est que Lumière et qui n’attend rien de nous. Je ne veux pas m’inscrire dans une théologie religieuse, certes, très belle, mais anachronique et dépassée sur le plan philosophique. Pleinement rattaché à ce patrimoine littéraire, historique et culturel, je ne nie pas que pour beaucoup encore, la pratique religieuse est l’essence du judaïsme. Mais je crois cette vision bien trop archaïque et réductrice. Je considère que l’essentiel d’un judaïsme moderne, d’un judaïsme raisonnable et libre se trouve ailleurs. Au travers de cet écrit, je fais de mon vécu avec le judaïsme une première expérience du fait religieux. Plus largement, je souhaite étendre mon propos et mon ressenti à l’ensemble de « l’offre » spirituelle.

La religion naturelle : le combat inachevé des Lumières

Au XVIIIème siècle, le combat des Lumières vise à rendre la religion plus rationnelle.

Alors que la raison tente d’affirmer son indépendance par rapport à la religion, de nombreux philosophes critiquent avec véhémence l’absurdité de certains dogmes. Ils condamnent l’intolérance et l’oppression dont est responsable une certaine forme de religion.

Voltaire, dans le conte philosophique Candide, fait la critique de certaines pratiques religieuses : le rigorisme hollandais, l’Inquisition espagnole ou encore les jésuites au Paraguay. Alors qu’ils n’étaient en rien athées, ces philosophes préconisaient le retour à une religion naturelle débarrassée de certains rites inutiles et de certaines croyances qu’ils jugeaient absurdes.

La religion naturelle s’oppose à la fois aux religions dites « instituées », des institutions liées à une religion (telles que le clergé et l’Église), et aux religions « révélées », c’est-à-dire les vérités auxquelles doit adhérer le croyant. Elle prône ainsi un rapport immédiat à Dieu, et préconise l’usage de la raison pour déceler la présence de Dieu dans le monde, à travers les lois de la nature, et pour adopter une attitude morale dans la conduite de sa vie. On peut parler à ce titre d’un déisme, prônant l’existence d’une morale universelle. En somme, celle que nous enseigne la raison.

Plus qu’une religion naturelle, il est possible de concevoir une religion plus riche, plus humaine et tout aussi autonome s’inscrivant dans la perspective des Lumières.

Il s’agirait d’une « religion historique ».

 Les fondements d’une religion historique

« Il est possible de ne conserver que ce qui fait l’authenticité du juif, du peuple juif. Cette authenticité ne se trouve pas dans la religion et la prière ; elle réside dans un système philosophique de pensée bien plus intense »

L’entité religieuse devrait posséder une nouvelle place dans l’Histoire. Rattachons-nous volontiers à notre communauté d’appartenance religieuse en tant que monothéistes (chrétiens, juifs, musulmans), polythéistes (bouddhistes, orishas, shintoïstes, hindouistes, vaudouistes…), animistes, hénothéistes (celui qui considère qu’un dieu est supérieur aux autres, Amon en Egypte ou Zeus en Grèce), ou je ne sais quel autre système doctrinal, « historique ».

Cela donnerait pour moi : « Eliott Sznajder, juif historique ».

Pour le juif dit « historique », il s’agit dès lors de conserver, de s’approprier et de transmettre son histoire, ses valeurs, tout en se détachant du religieux. Il est possible de ne conserver que ce qui fait l’authenticité du juif, du peuple juif. Cette authenticité ne se trouve pas dans la religion et la prière ; elle réside dans un système philosophique de pensée bien plus intense. Comme l’écrit Jean-Paul Sartre dans Réflexions sur la Question Juive : « le rationalisme auquel le juif adhère si passionnément, c’est d’abord un exercice d’ascèse et de purification, une évasion dans l’universel ».1 Sartre écrit aussi que « les juifs sont passionnément ennemis de la violence. Cette douceur obstinée qu’ils conservent au milieu des persécutions les plus atroces, ce sens de la justice et de la raison qu’ils opposent comme leur unique défense à une société hostile, brutale et injuste, c’est peut-être le meilleur du message qu’ils nous délivrent et la vraie marque de leur grandeur. »1. Comment prétendre, donc, que ce qui fait le juif avant toutes choses, c’est son degré de religiosité, alors même que ce n’est pas là où réside son essence mais d’abord dans un ensemble de valeurs et une histoire qui lui est inhérente ? Ce qui fait le juif « historique » que je définis ici, c’est aussi celui dont l’« histoire est celle d’une errance de vingt siècles ». Celui qui « à chaque instant, doit s’attendre à reprendre son bâton. ».1

Les « semi-fidèles », l’opportunisme religieux

« En conservant ce dont on a besoin de la religion comme bon nous semble, comme l’on ferait son panier au marché, cela revient in fine à ne pas se libérer pleinement de la sphère religieuse »

Il existe d’autres types de pratiquants, les semi-fidèles. Ils font partie de ceux disant avoir besoin d’être rattachés à des rituels, des pratiques familiales ornementées de prières, un mode de vie. Car, de fait, l’immense travail de la religion est d’avoir bâti sur tant de siècles des modes de vie et de pensée universellement répandus. Des modes de vie parfois épanouissants sur le plan social et personnel comme parfois dangereux selon les pratiques religieuses.

Beaucoup disent que, même s’ils ne croient pas du tout religieusement à ce que raconte leur prêtre, rabbin, imam ou autre médiateur spirituel, cela fait intrinsèquement partie de leur personne et qu’ils en ont « besoin ». Ainsi, pour le Shabbat, pour Noël ou pour l’Aïd, certains récitent des prières de glorification divine – sans adhérer spirituellement au moindre propos – du seul fait qu’ils ont besoin de ce point d’ancrage socio-existentiel. Ils considèrent les fêtes religieuses et les rites non plus comme des événements historiques ni même théologiques mais comme des traditions de famille nécessaires à leur existence. Une existence qui, selon eux, est faite de ces repères indispensables. N’est-il pas possible de façonner de nouveaux repères tout aussi forts, personnels et familiaux mais fondés sur une laïcité et une raison universelle qui n’exigent pas d’astreintes pénibles ?

Cette attitude de la « pratique mais sans adhésion », peut sembler légitime et susciter la compréhension. Mais, en conservant ce dont on a besoin de la religion, comme bon nous semble, comme l’on ferait son panier au marché, cela revient in fine à ne pas se libérer pleinement de la sphère religieuse. Cela revient surtout à ne pas délégitimer le fait religieux définitivement au profit d’une nouvelle manière de penser une religion historique. Ces mêmes pratiquants artificieux, utiliserons volontiers l’argument prophylactique1 en tant que point fort et attirant de la religion. De fait, « attraper des fièvres, contracter une maladie, générer une épidémie, pandémie, propager des maladies sexuellement transmissibles, voilà qui justifie le discours préventif, une médecine populaire efficace » 2. Mais, « pourquoi ne pas se contenter d’une pratique laïque ? Quel besoin de transformer ces préventions de bon sens légitime en occasions de règles strictes, de lois inflexibles ? »2. En quoi cette rationalité et ces interdictions restent légitimes quand il s’agit, de nos jours, de proscrire certains aliments, certaines pratiques sexuelles ou encore des lectures particulières autres que le livre de prières ? Trop nombreuses sont les dérives que l’on observe dues à ces restrictions.  Les récents scandales des abus sexuels au sein de l’Eglise confirment une nouvelle fois la gravité qu’il peut y avoir dans la mise en pratique de certaines recommandations bibliques ascétiques, et, à cet égard, le caractère antithétique qu’il y a avec les partisans d’une vie heureuse fondée sur le plaisir et les désirs les plus nécessaires…

Le religieux historique n’est pas seulement un « non-pratiquant »

« Si le « religieux historique » est en effet un non-pratiquant, il est attaché à ses traditions, les valeurs qui lui ont été inculquées par ses parents ou son milieu d’origine »

Pour revenir à la question de la pratique religieuse, qu’est-ce qui caractérise alors le « religieux historique » s’il est différent de ce que l’on appellerait communément un « non -pratiquant » ?

Si le « religieux historique » est en effet un non-pratiquant, il est attaché à ses traditions, les valeurs qui lui ont été inculquées par ses parents ou son milieu d’origine. Il se sent tout à fait rattaché à ses pairs par l’histoire, ses ancêtres et leurs cultures. Il ne nie pas son passé religieux et la croyance souvent intéressée de ses aînés et amis ; mais il considère que l’ère de l’angoisse et de la soumission est révolue ; il est attaché à l’avenir et à la modernité. Il croit en une religion existentialiste en adéquation avec sa liberté. Ce « religieux historique » refuse d’être manié par les zélotes de quelconque religion qui l’empêche de penser et de réfléchir par soi-même ; le religieux historique renie de sa nouvelle communauté ces « prestidigitateurs qui enfument l’auditeur avec leur dextérité à manier le langage, dérouler le vocabulaire et chantourner les formulations »2 Le religieux historique est intéressé par l’étude des textes religieux et de la théologie, mais il aborde ces corpus, non plus en se faisant tromper par les serviteurs de Dieu, mais avec « l’œil philologique, historique, philosophique, symbolique, allégorique, et tout autre qualitatif qui dispense de croire que ces textes ont été inspirés et produits sous la dictée de Dieu ».2 Que faire des enseignants et médiateurs religieux ainsi que des lieux de cultes ? Une religion « historique » supposerait de regrouper ces maîtres de la théologie dans les lieux de prières, les demeures « sacrées », qui dorénavant n’auraient qu’une fonction d’apprentissage. Non aux « amen », oui aux cours de catéchisme, talmudiques ou encore coraniques, mais sous un angle intellectuel et laïc. Qu’est-ce que cela donnerait ? Le médiateur divin serait dès lors accompagné de philosophes, d’historiens et de philologues qui, comme dans un collège de notre République laïque, dispenseraient des enseignements sous un regard critique et historique. Non plus pour forger de nouveaux fidèles ou inciter à la pratique et à la tentation religieuse, mais dans l’unique fin de bâtir des citoyens capables de discernements et curieux de découvrir cet univers regorgeant parfois d’enseignements pratiques et poétiques pour la vie humaine.

Soyons des « néo-religieux » du XXIème siècle empreints d’Histoire et de Mémoire.

Rappelons-nous que nous sommes tous rattachés à la riche histoire d’un peuple, quelle que soit sa religion, à une histoire, des valeurs, un spirituel avant une théologie.  Réinventons le concept de « religion » en cohérence avec notre temps. Soyons des athées ou des croyants, mais à notre propre manière, sans aucun intermédiaire, idéologie ou texte requis.

Une philosophie fondée sur la raison comme remède à l’angoisse

« Oui à la vie (…) Non à la religion religieuse »

À quoi bon vainement continuer à chercher des réponses à nos angoisses existentielles et métaphysiques plutôt que d’accepter le réel tel qu’il est ? Pourquoi continuer à avoir peur d’un au-delà hasardeux et de tout ce que l’Univers pourrait cacher aux dépens de consentir pleinement à l’instant vécu ? Vouloir se cacher derrière des réponses toutes faites et du « prêt-à-penser » spirituel n’est-il pas une abnégation de la raison et de l’intellect formidable du genre humain ?

Finalement, « la peur ne dépend pas de soi, mais de la chose identifiable qui fait peur. L’angoisse, c’est la peur du néant et donc, en un sens, la peur de rien »3. Il s’agit ainsi de dépasser dignement nos angoisses structurelles et d’arrêter d’avoir peur, de rien. L’angoisse peut s’éteindre ou du moins s’appréhender d’une autre manière que par la « pensée du règne bienveillant de la Providence divine »4. Par un sage travail philosophique objectif sur soi et sur le monde, il est sans doute possible de sortir de cette « névrose collective » construite par nous tous sur fond de désarrois individuels…

Soyons totalement et définitivement libres. Comment « apprendre à mourir » ? Il apparaît que « la préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir » 5. Avec un certain détachement intérieur, il est aussi possible de considérer que « la mort n’est rien pour nous »6. Pour Epicure, la mort est l’absence de sensations. Elle nous est étrangère dès lors que l’on vit. Ainsi, après la mort, aucune de ces sensations ne subsistent et « la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité »6. A ce moment-là, la disparition est appréhendée avec sagesse et sérénité. Elle fait partie intégrante de notre existence et l’idée inexorable de la mort n’est plus en mesure de contrôler nos affects.

Oui à la vie. À la vie politique, économique, sociale et culturelle. Oui à la croyance en un « Grand Horloger » voltairien, voire en un Dieu « Nature » spinoziste. Non à la religion religieuse, à cette même entité qui ne remplit qu’une fonction sociétale et se comporte à la manière d’un érudit assez présomptueux pour s’estimer en mesure répondre à nos angoisses les plus profondes.

De la réflexion à l’action

« Tel est l’ambitieux projet qui ferait du XXIème siècle celui, non plus des religions religieuses, mais des religions historiques ‘‘apratiquantes’’ »

Construire puis faire valoir un tel système de pensée relève d’une action intellectuelle et politique. Inscrivons ce projet à l’ordre du jour de l’Agora de chaque Cité où le débat est encore possible.

Sur le plan juridique, donnons-lui non pas seulement une « force exécutoire » matérielle, mais aussi et surtout, continuons le travail philosophique et intellectuel inachevé du XVIIIème siècle si nécessaire à notre temps. C’est à cet instant que nos esprits seraient véritablement « désenchantés ».

Tel est l’ambitieux projet qui ferait du XXIème siècle celui, non plus des religions religieuses, mais des religions historiques « apratiquantes ». La religion, du latin « religare », « relier », nous relierait non plus à un Dieu ou à des textes soi-disant sacrés, mais seulement à une histoire commune, des valeurs, un sentiment d’appartenance. Quoi de plus humain, de plus matériel, de plus sensible ?

  1. L’adjectif « prophylactique » est relatif à ce qui prévient la maladie. L’argument prophylactique émanant de la religion consiste à légitimer des dogmes en s’appuyant sur leurs bienfaits supposés en termes de santé. Cet argument, encore utilisé par de nombreuses religions pour perpétuer des lois théologiques, est fondé historiquement sur la médecine populaire. Je pense que cet argument d’origine médicinal permet aux institutions religieuses d’imposer aux fidèles le respect strict de certaines prescriptions alimentaires ou sexuelles.

Références :

  1. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la Question Juive, Gallimard (1946)
  2. Michel Onfray, Traité d’Athéologie, Grasset (2005)
  3. Raphaël Enthoven, Morales Provisoires, L’observatoire (2018)
  4. Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, Internationaler Psychoanalytischer Verlag (1927)
  5. Michel de Montaigne, Essais, Livre 1er, Chap. XX
  6. Épicure, Lettre à Ménécée, (§124)
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