Les jouisseurs inconséquents
Par Slimane Aliche

Depuis mars dernier, nous sommes confinés, cuisinés à la sauce des masques, gels hydroalcoolique, distances barrières, lavements de mains empressés et bâclés. Couvre-feu à 20h, autorisation de sortie, pièce d’identité s’il vous plaît, tout cela constitue désormais notre quotidien, un plat amer, anxiogène et inédit dont on ne voit, ni n’espère plus la fin. Il y a ceux qui s’en accommodent parfaitement et qui se font un devoir de morigéner les cancres désobéissant au sacro-saint protocole sanitaire. Il y a les résignés, râleurs silencieux, obéissant finalement. Il y a aussi ceux qui désobéissent par insouciance, oubli ou épuisement, une sorte de ras-le-bol envers cette injonction d’obéir autant demandée qu’imposée. Mais je soupçonne l’existence d’une autre catégorie de citoyens refusant la génuflexion, ils doivent certes se compter sur les doigts d’une main. Ils sont jeunes pour la plupart, entre 20 et 35 ans, pétris de culture historique : les jouisseurs inconséquents mais au combien séduisants. Qui sont-ils ? Et que font-ils ?
Leurs pratiques vont de la plus anodine à la plus condamnable et condamnée dans le contexte actuel. Pour le dire rapidement, elles oscillent entre le non-port du masque à l’organisation de fêtes nocturnes clandestines, illégales et au combien dangereuses pour notre chère santé. Mais pourquoi font-ils cela alors que la pression scientifique, médicale, médiatique, politique et sociale est si forte ? Tout simplement pour le plaisir de désobéir. Et en France, c’est un plaisir historique, une jouissance nationale et même un devoir générationnel. Nous chérissons depuis nos tout premiers cours d’histoire, les avant-gardes de tous les domaines, les résistants, les parcours d’hommes et de femmes aussi beaux que rebelles. Nous édifions des statues aux briseurs de tabous : suffragettes dans les années 20, résistants sous l’Occupation, Sagan dans les années 50, étudiants occupant la Sorbonne en mai 68, hippies dans les années 70 ou sentimentale dans la décadence des années 80. Nous idéalisons à tort ou à raison ces figures si exaltantes : eux ils avaient des tabous à briser, un ordre clair à défier.
Pour les générations nées entre la fin des années 80 et le début des années 2000, que certains appellent « les enfants de la déconstruction » nous avons été les lecteurs de cette histoire, de ces héros qui ont tout brisé pour nous. En conséquence, plus de C.R.S gaullistes à défier, plus de tabous, en apparence, seul le goût plat des fruits arrachés par d’autres. Et là, voilà qu’apparaît ce virus, avec un confinement et un couvre-feu. L’occasion était trop bonne pour ces jouisseurs de se hisser, avec naïveté et illusion, à la hauteur de ces rebelles si chéris. Ils ont enfin leur « dictature », elle est sanitaire certes, un couvre-feu qui rend les rues nocturnes désertes, époussetées par quelques passants rares et masqués. Ils ont des policiers à chaque coin-de-rue, ils ont, enfin, une majorité pléthorique en faveur du civisme, d’une morale de la retenue, du bien général et de la raison médicale. Ils peuvent jouir de choquer à petit prix, en ne portant pas de masque, par exemple, ou ressentir une peur savoureuse à essayer d’esquiver une patrouille de police, parce qu’ils n’ont pas d’attestation (un peu comme dans la scène d’ouverture de V pour Vendetta). Et l’Eden pour eux : faire des fêtes interdites. Jouir oui, jouir danser, hurler, chanter et s’embrasser en sachant qu’ils ne devraient pas être là. Pour en avoir croisé, naturellement, ils savent que ces temps sont lugubres, dramatiques pour des milliers de concitoyens. A cela, ils répondent que chaque période critique offre son lot de malheureux.
Cette jouissance n’est pas béate et simplette. Elle peut être anecdotique, c’est par exemple, un collègue professeur d’histoire qui me dit avec un sourire jouissif mais inquiet « Et dire que dans 100 ans on enseignera ce que l’on vit aujourd’hui dans nos manuels. J’adore ! » et donc s’éteindre rapidement ou être le fondement d’une envie folle de prendre une moto et de foncer dans les rues vides et fantomatiques de la capitale ou du dessein d’organiser une fête clandestine, sans masques, sans autorisations, cela va de soi, avec des bises et des baisers sans respect des distances, pour se revoir et se sentir subversif, enfin ! Et qui peut leur en vouloir ? Après tout, imaginer être les futures stars des récits de nos petits-enfants, n’est-ce pas enviable ? Foncer, semer la police, sur les routes désertes et parfois effrayantes de nos alentours (attention il faut respecter la distance de 20km pour 3h) n’est-ce pas jouissif ? Se sentir subversif avec pour soi l’Histoire future, quel délice !
Ils ont cette jouissance immature et snob à être des anti-bon-citoyens, comme le dirait Fanny Ardant1, à vivre aujourd’hui une époque trouble. Et d’une certaine manière, même s’ils ne sont pas beaucoup, ils nous parlent à nous français, si nourris, si gavés aux cours d’histoire. Nous voulons aussi, peut-être secrètement, peut-être inconsciemment, notre bout d’Histoire avec un grand h. Et chacun de nous imagine déjà être le conteur d’une époque à ses petits-enfants. Alors oui, c’est un plaisir stupide, aussi accessoire que tordu, mais qui révèle une capacité de l’esprit à apprécier de vivre dans une époque au combien dramatique. Idée folle n’est-ce pas ? Idée de personnes qui mangent le soir, qui n’ont pas d’échéances sur le dos, idée de petits bobos de Lamarck Caulaincourt certainement.
Mais n’y aurait-il pas une signification plus profonde à cette jouissance ? N’y a-t-il pas derrière ce côté poseur, un peu snob, des significations et des leçons plus profondes ? Oui, il y a « l’orgueil historique », mais cet orgueil aura son plaisir effectif dans plusieurs décennies lorsque nous aurons des enfants et des petits-enfants.
Et d’un autre côté, il y a le tragique de l’Histoire. Les époques critiques à l’opposé des époques organiques où l’économie se porte bien, où les inégalités semblent se réduire (ce qui correspondrait aux Trente Glorieuse en France), sont des moments de l’Histoire où les positions politiques se radicalisent, les inégalités se creusent, les clivages sociaux s’accentuent et les remèdes proposés par certains sont autoritaires. Et précisément là, nos idées, nos principes, notre morale nous invitent à nous définir et à nous choisir. Les périodes tragiques sont des moments où l’on peut se positionner face à nos convictions et où ces dernières peuvent enfin entrer dans le tableau que nous dresserons de nous-même. Il est très simple en période de paix, de douceur de vivre et de légèreté, de se définir comme fervent démocrate, d’insoumis face à l’ordre ou de subversif. Dans ces périodes, ces idées ne sont qu’abstraites (dans le mauvais sens du terme) et ne s’incarnent jamais dans la chair, le sang, la fatigue et la sueur. Les périodes tragiques nous imposent de faire passer ces principes, ces postures, des bouts de table en « happy hour » en action qui implique un risque du plus minime, une simple amende à la mort même. Cette descente ou plutôt cette transformation des principes en action va nous définir. Comme le montre Hannah Arendt dans Conditions de l’homme moderne, l’action va révéler notre qui au monde. L’on va se révéler aux autres et à soi en passant à l’acte pour le dire familièrement. Nous allons ainsi dire qui nous sommes, quelles valeurs nous portons, défendons et pour quelles idées sommes-nous prêts à risquer notre vie. Plus qu’une simple pose, cette jouissance est aussi un plaisir du positionnement, de la définition de soi. Nous qui avons idéalisé les rebelles, les subversifs de tous les épisodes de l’Histoire, à notre tour allons-nous nous cacher ? Allons-nous épouser le conformisme et les réglementations ?
Enfin, et peut être que je vais trop loin, mais cette jouissance, outre un plaisir de poseur, un goût de se définir dans le risque que l’on prend, est aussi un goût d’apprendre. Dans son émission de radio Radioscopie, le 28 septembre 1972, Jacques Chancel reçoit la grande vedette d’avant-guerre Arletty2. Et avec l’élégance et la discrétion qui le caractérise, essaye de la faire parler sur sa liaison durant l’Occupation avec un officier allemand. Chancel a la prose faconde et l’esprit ductile, mais Arletty comprenant le chemin où ce dernier veut l’emmener, répond seulement que durant ces périodes de grands malheurs, l’on apprend énormément. Naturellement, le confinement n’est pas l’Occupation. Mais ces deux périodes nous permettent, non pas seulement de nous définir, comme nous le disions ci-dessus, mais bien d’apprendre sur soi et la société. En effet, il y a une jouissance presque morbide dans cet apprentissage. L’on a appris sur la fragilité des plus faibles, l’importance des liens sociaux, familiaux plus précisément, sur l’importance de voir le visage, la bouche des autres, juste de se voir, de s’entendre, de se faire la bise. L’on a compris en le perdant, partiellement, le goût du social, du communautaire, d’une vie simple avec les autres, où l’on ne se soucie pas de savoir si la fréquentation d’un endroit contenant plus de 6 personnes (attention, sans les enfants !) est source de danger pour notre santé. Il y a un plaisir dans ces temps de malheurs, dans ces temps obscurs à voir avec quelle résistance et quelle beauté l’on essaye de maintenir des relations de partage et d’échanges. Un plaisir aussi à voir, comment certains brisent les règles du couvre-feu, du confinement pour aller voir des proches malades, des parents en E.H.P.A.D ou des voisins souffrant d’une grande solitude. Un plaisir aussi à voir, les gens prendre des risques par goût du risque, car c’ est un plaisir que l’on a oublié. Oui, Arletty à raison, ces périodes de grands malheurs sont des périodes de grand apprentissage, sur nous, ceux qui nous gouvernent, sur les choses essentielles qui rendent la vie d’homme agréable à vivre. Les jouisseurs inconséquents ne sont donc pas seulement de simples citoyens insolents et irrespectueux. Ils nous montrent aussi que ces périodes anxiogènes et gelées peuvent nous permettre de nous définir, de mettre nos valeurs en action en ne nous cachant plus derrière des temps de paix et de joie.
Les jouisseurs inconséquents nous permettent de nous rappeler que le risque est un besoin fondamental, qu’il nous faut parfois mettre en jeu notre vie et dans une moindre mesure notre portemonnaie. Aucune vie d’homme ne peut se tisser sur un récit d’obéissance passive et chacun veut être l’Ulysse de sa propre Odyssée. Si la liberté a toujours été défendue c’est parce qu’elle nourrit aussi un esprit, une dignité, qu’elle est un principe d’une vie agréable en communauté et avec soi. Les jouisseurs préfèrent la liberté à cette douce, tendre et terrible sécurité sanitaire. Ce sont ces loups des fables de La Fontaine, qui ne veulent pas avoir de collier autour du cou, et qui préfèrent l’air libre. Alors ils sont peut-être égoïstes, inconséquents (on l’a dit déjà) ou voyous pour les plus civiques mais qui peut les blâmer, sincèrement, de chérir des libertés et des plaisirs, qui nous constituaient il n’y pas si longtemps : rappelez-vous ! On ne peut leur en vouloir de ne pas y renoncer rapidement et avec le sourire. L’homme ne naît pas libre et confiné.
Franchement, des amis désobéissants, des bières interdites, un appartement, de la bonne musique et la peur de se faire arrêter par les voisins si prudents et la police, n’est-ce pas un plaisir délicieux ?