Par Eline Guez

© Ange Dargent

une
course
contre
la
montre

monstre du temps aiguille pointant notre fin notre finitude dernier duel fatidique contre la mort implacable impossible à dissuader

pour battre le temps l’abattre plus abattu je m’éveille avant le lever du soleil je crois qu’il a perdu la  bataille je me réjouis je sautille sur mon lit

puis
je rencontre dans la glace qui me fixe ma face désastreuse minée par l’anéantissement suite à une journée devenue nuit une nuit devenue matinée — un jour sans fin n’est plus un jour c’est le temps qui nous joue un tour qui nous fait tourner en bourrique à tort

quand le temps ne presse pas il assassine à coups de poignard dans le dos il entaille le corps l’esprit déjà tenaillé par sa défaite le matin le visage porter une mine défaite devant les draps défaits de bon matin l’envie de s’y replonger déjà se défaire de sa routine boulot-métro-dodo

l’ennui

  • l’horloge sonne huit heures m’ordonne de reprendre la course alors je m’affaire

et je cours je cours pour ne pas manquer mon train je cours pour y trouver une place je cours pour garder ma place dans le train du quotidien je cours je cours la course devient ma vie je cours je cours je trébuche cours je

  • je perds ma place

courir courir pour garder sa place temps gagné revient à du temps perdu la perte nous entoure être  la perte perdue j’ai perdu mon temps j’ai perdu ma vie la perte la mort le temps perdu temps mort temps perdu à ne rien faire je me morfonds je ne fais plus rien ma logique d’automate en ruines ruiné je rumine à nouveau le temps me lamine je suis sur-miné cette fois

et lors des rares temps libres dont je dispose — les affaires (s’)enchaînent — je ne cours pas je suis comme mort je tue le temps
déconnecté je m’échappe et me connecte sur Touitter Facebouque Unstagram mes icônes je ne vois plus le temps passer son cadavre gît à mes pieds hé hé la victoire je l’ai remportée
puis
j’ouvre les yeux je reprends conscience de l’espace je perds à nouveau pieds

quand le temps ne presse pas quand le temps n’est pas à nos trousses quand il ne mord pas le temps  est mort le temps mort j’ai perdu je perds du temps

mon chef me passe un coup de fil il me rappelle l’échéance la date butoir si je ne termine pas à temps        je suis buté mais comment être dans les temps quand on est débutant

plus de temps mort je n’ai plus le temps je suis en train de perdre l’affaire je perds l’affaire de ma vie ma vie là

suit ce que mon boss me répète à tue-tête nouveau hit planétaire pour foutre la pression pour taire  les complaintes pour forcer et contraindre

pas d’humain ici on veut des tanks prêts à tout dégommer
pas d’hésitation pas d’indécision pas de réflexion on doit exécuter exit la concurrence on conquiert      de plus en plus le marché notre machine de guerre en marche marche !

voilà pourquoi
nous ne pouvons pas perdre de temps
version abrégée — nous ne pouvons pas prendre notre temps

mais
je me retiens de commenter
que

depuis longtemps le temps n’est plus à nous c’est lui qui nous prend par derrière le malin sait qu’on  ne peut pas se permettre de regarder par-là les yeux fixés sur l’avenir en alerte à n’importe quelle proposition avantageuse le torse droit l’air fier on ignore le passé on refoule les remords regretter c’est perdre deux fois le temps nous connaît par cœur

en temps de pénurie de temps le retard coûte cher un retard de pris on chute dans la galère on mendie on vole on se lance corps éperdu dans le trafic on a le trac d’être traqué en permanence        détraqué pas de permanence du service de réparation

tout
ça
pour
un
jour
de
congé
posé

pas le temps de se reposer pas le temps de prendre son temps il faut se mettre de côté s’oublier allez  tu peux attendre les congés d’été — d’un collègue-ami (moi-pas-sûr-de-ce-titre)

et à force d’attendre donc quand t’as plus la frousse de te faire prendre dans tes magouilles quand t’as un peu de fric tu te rends compte que t’es pris au piège le corps rame à la place de la machine à la tête de ton entreprise un gouffre — c’est la crise

à l’intérieur incendie ça brûle à cause du surmenage burn-out ils appellent brûler de l’extérieur drôle  d’expression alors que c’est au creux de ton cerveau que ça crame

cerné par la perte cerné par l’exténuation à toujours vouloir devoir confusion impossible de séparément les concevoir il faut vouloir sinon on manque à nos devoirs si t’as plus d’envie t’enlèves          du plus-value à ta vie ton manque d’énergie te coûte un bras un bras de perdu
t’imagines ?

trop tard

le glas de la déprime résonne au réveil tu éteins ton téléphone qui vibre
perte perte perte perte perte perte perte la machine bug perte perte perte perte perte perte merde il faut que ça s’arrête mais si y aller à son rythme revient à foirer le tempo général à faire une fausse note à rater une mission
est-ce que ça en vaut le coup

pour ne pas perdre il faut payer un certain prix que faire ici pas de compromis soit tu produis et tu perds soit tu perds et tu perds point

dans tous les cas tu as perdu — tu n’as plus le temps

Références bibliographiques :

ROSA, Hartmut, Accélération, Une critique sociale du temps, Traduit de l’allemand par Didier Renault, Paris, Éditions La Découverte, Coll. Théorie Critique, 2010, 472 p.

AUBERT, Nicole, « L’urgence, symptôme de l’hypermodernité : de la quête de sens à la recherche de sensations », Communication et organisation [En ligne], 29 | 2006, mis en ligne le 19 juin 2012, . URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/3365 ; DOI : 10.4000/communicationorganisation.3365

GORZ, André, Métamorphoses du travail  : critique de la raison économique. Paris, Gallimard, 2004, 438 p.

Eline Guez est une jeune poète présente à de nombreuses manifestations de poésie contemporaine (Voix Vives, Marché de la Poésie, lAutre Livre…). Grâce au dispositif de la Comédie-Française intitulé désormais Jeune Bureau, elle sest découverte un penchant pour l’écriture dramaturgique. Ses textes tendent à être mis en espace ; en voix ou en scène. 

Ses adresses de contact : elinezeug@hotmail.com ; IG : @oscilence

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