Penser dans le voisinage de la Gorgone
De David Sourdillon
Avoir peur de l’inconnu semble être une constante non seulement pour les Hommes, mais pour toute vie. La fragilité de l’être vivant a créé un rapport intrinsèque et nécessaire entre la peur et la connaissance, et David Sourdillon nous propose ici d’analyser ce rapport.

Entre craindre et connaître.
Ferdinand Bardamu, le narrateur du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, évoque à travers son colonel une vision originale de ce qu’est pour lui l’absence de peur. Elle est une « imbécillité infernale ». L’image de cet officier qui « se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s’il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement » choquait profondément Bardamu. « Ce colonel, c’était donc un monstre ! s’écrie-t-il, À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! » Un monstre, c’est-à-dire une bête irrationnelle et inhumaine ; il n’a aucune conscience, aucune connaissance du danger qu’il encourt. L’absence totale de peur est une douce illusion, ou tout du moins est-elle une déformation nocive de l’homme, à l’image de ce colonel manifestant une « bravoure stupéfiante ». Cependant, on observe également que la peur déforme elle aussi, elle nous plonge dans une stupeur paralysante et modifie nos représentations. Pensons aux peurs qu’éprouvent les enfants, celles qui les pétrifient et qui excitent leur imagination d’une façon telle qu’ils se persuadent qu’un loup menaçant les épie sous leur lit. La peur, donc, semble être une nécessité encombrante ; elle nous maîtrise ainsi que nos représentations mentales et nous ne saurions nous en défaire. Mais dicte-t-elle pour autant notre connaissance ? On a coutume de penser que la connaissance est affaire de raison, de calme et de sang froid ; la peur elle, semble lui être incompatible dans la mesure où elle paraît irrationnelle et passionnelle. Craindre et connaître seraient donc deux états humains concurrents, antithétiques, inconciliables. Pourtant, si l’absence de peur s’oppose en un sens à la connaissance, c’est bien que le savoir doit s’accommoder de ces craintes, puisque la peur est inhérente à la vie humaine. Le rapport entre la peur et la connaissance est donc complexe ; dans quel sens les deux se conjuguent-ils afin d’approcher d’un peu plus près la vérité de ce monde ?
Le mythe précédant la philosophie.
Les mythes ont longtemps été, et sont peut-être toujours, les grands auxiliaires de la connaissance. Ils sont comme les Grées, ces « jeunes-vieilles » comme l’écrit Jean-Pierre Vernant dans son livre L’individu, la mort, l’amour, « nés ridées et les cheveux blancs », qui ne possèdent qu’un œil et qu’une dent qu’elles se partagent, vivant dans une grotte perdue vers le couchant, là où il fait presque toujours nuit. Le mythe est ainsi une grille de lecture du monde autre que la grille conceptuelle de la philosophie ; elle est celle des temps premiers, éclairant de son regard unique une obscurité quasi insondable. Le héros grec Persée saura s’emparer de cet œil afin d’obtenir de ces sorcières le chemin qui mène aux Nymphes, cachées, invisibles, car ce sont elles qui disposent des talismans nécessaires à la réalisation de « l’exploit impossible : tuer Méduse, celle des trois Gorgones qui n’est pas tout entière immortelle, détacher du corps de la morte la tête dont les yeux et la face conservent intact leur pouvoir mortifère, l’emporter avec soi pour la ramener dans le monde des hommes en échappant à la poursuite et aux regards pétrifiants des deux survivantes furieuses. La Méduse a la mort dans les yeux ; qui saura mettre et cacher dans son sac la tête de Méduse sera consacré maître de la Terreur, mestor phoboio, seigneur de la mort. » Les Gorgones incarnent la peur dans toute son horreur, la peur dont on ne peut souffrir la vue, la peur qui nous pétrifie. Pour Jean-Pierre Vernant, elles incarnent « l’Épouvante, la Terreur comme dimension du surnaturel. Elles susciteraient Panique, Fuite éperdue, Déroute, dont leur tête semble auréolée, si elles ne vous clouaient pas sur place, glacé d’épouvante ». Tel est l’effet que provoque la peur sur l’homme, elle le stupéfie, elle le sidère, elle le paralyse, elle le glace, elle le fige, elle le méduse… C’est peut-être en ce sens que l’on peut dire que la peur fait perdre connaissance. Dès lors, comment voir ce qui ne peut être vu ? En somme, comment affronter la peur en face et ne pas se pâmer à sa vue ? Même le héros victorieux n’en est pas capable, il la combat en observant son reflet dans le bouclier de bronze dont lui a fait cadeau Athéna. Les Nymphes lui ont également donné comme présent la kibisis, « la sacoche creuse, la profonde gibecière où enfouir, sitôt tranchée, la tête de Méduse pour qu’enfermée dans l’obscurité de sa cache, elle ne puisse, tant qu’elle n’aura pas été sortie et brandie au-dehors, exercer son sinistre pouvoir. Aussi longtemps qu’on la laisse dissimulée, la tête à l’œil de mort ne pourra ni voir ni être vue. Comme par un voile jeté sur un miroir, le face à face est interrompu à volonté avec Gorgô. »
[su_quote cite= »Éthique, (Livre 3, prop.XVIII, Schol.II) Spinoza »]La peur est une Tristesse inconstante née de l’image d’une chose dubitable.[/su_quote]
La peur, même vaincue, effraie. Elle effraie et elle livre le sujet aux dangereux pouvoirs de l’imagination, elle inhibe ses capacités de penser, de réfléchir en même temps que d’agir ou de réagir. Elle déforme la connaissance et la réalité, et nous éloigne de la vérité. C’est ce que constate Baruch Spinoza dans sa définition de la peur, qu’il expose au Livre III de l’Éthique : Metus inconstans Tristitia, ex rei dubiae imagine etiam orta, « la peur est une Tristesse inconstante née de l’image d’une chose dubitable. » On a peur parce qu’on ne sait pas, parce qu’on est ignorant, on n’est pas sûr de ce qu’on a en face de nous. Dès lors que notre raison et notre entendement sont comme pétrifiés, le champ est libre pour notre imagination qui s’empresse de déformer ce que l’on voit, d’y appliquer ses fantasmes, de donner une forme arbitraire à cette « chose douteuse ». C’est la peur panique, improductive voire contre-productive, paralysante et déstabilisatrice. Ce phénomène est récurrent car la peur est inhérente à la vie humaine, et même si exhiber en image la face de Méduse sur les boucliers fait du guerrier, « à l’imitation de Persée, un maître de la Peur », la crainte est universelle. En effet, même le meilleur des guerriers se laisse envahir par la peur. Dans le chant XXII de L’Iliade, apercevant Achille qui s’approchait de lui, Hector « se prit à trembler ; il n’osa plus l’attendre là, laissa la porte derrière lui, et partit, épouvanté. » Hector, le grand guerrier, n’était qu’une « colombe tremblante » qui fuyait face à la charge en piqué d’un « faucon des montagnes ». Ils firent trois fois le tour de la ville de Priam ; « c’était pour la vie qu’ils couraient, celle d’Hector dompteur de chevaux. » La peur a depuis toujours accompagné les hommes, même les plus grands. La preuve la plus belle serait sans nul doute L’Épopée de Gilgamesh, vieille de quelque trente-cinq siècles et de loin antérieure à l’Iliade, dont le sous-titre est absolument évocateur : Le grand homme qui ne voulait pas mourir…
La peur est une ignorance.
Le second rapport que la peur entretient avec la connaissance en tant qu’elle obstrue son développement tient à la peur que peut susciter la connaissance. On le sait, on le voit, la technique, donc le savoir, ouvrent des perspectives dangereuses pour l’avenir de l’humanité. Dans son maître ouvrage, Le Principe Responsabilité, Hans Jonas soutient que l’homme ne contrôle plus la technique et ses développements dans la mesure où elle répond à une logique qui lui est propre. L’essor de la physique nucléaire par exemple, a donné à l’homme la capacité de détruire la planète et depuis lors, la peur de cette destruction plane sur l’humanité. « La thèse liminaire de ce livre, écrit-il, est que la promesse de la technique moderne s’est inversée en menace, ou bien que celle-ci s’est indissolublement alliée à celle-là. Elle va au-delà du constat d’une menace physique. » La connaissance peut être effrayante, elle peut être source de peur tout comme la peur, chez Spinoza, se nourrit de l’ignorance. Ce paradoxe est fort : la connaissance et l’ignorance peuvent être toutes deux à l’origine de la peur. Or il convient de définir quels pans de la connaissance suscitent cet affect, car il est certain que les progrès de la médecine dans la lutte contre le cancer n’ont en rien vocation à le déclencher. Hans Jonas s’est aperçu que la technique pouvait, par certains de ses développements récents, provoquer des crises graves qui, sous certaines conditions, mettraient en danger la survie de l’espèce humaine, « non seulement la survie physique, mais aussi l’intégrité de son essence. » Ce sont ces nouvelles formes de « l’agir humain » qui engendrent ce sentiment de peur aujourd’hui.
De fait, les hommes ont élaboré différents moyens de se protéger contre la crainte : la bêtise est l’un d’entre eux. Jean-Paul Sartre la définit ainsi : « la Bêtise est infinie parce qu’elle vient toujours d’ailleurs – d’une autre époque, d’un autre lieu ; elle est inerte et opaque puisqu’elle s’impose par sa pesanteur et puisqu’il n’est pas possible d’en modifier les lois ; elle est chose, enfin, puisqu’elle possède l’impossibilité et l’impénétrabilité des faits de nature. Le mécanique se plaque sur le vivant, la généralité supprime l’originalité de l’expérience singulière, la réaction préfabriquée se substitue à la praxis adaptée. C’est le règne impersonnel du “On“ ». La Bêtise, c’est donc la pensée qui se fige, qui s’enferme dans ses propres opinions, elle est « quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attrape sans se briser contre elle » écrit Flaubert à son Oncle Parain, dans une lettre du 6 octobre 1850. Dès lors on croit savoir, on croit reconnaître la chose qui autrement nous effraierait, on se persuade qu’elle a exactement la forme que notre bêtise lui attribue et rien ne pourra nous faire changer d’avis car la Bêtise, c’est le fait de ne jamais être bête. Flaubert, toujours, nous en donne une parfaite illustration à la toute fin de Madame Bovary lorsque la défunte Emma reçoit la visite, dans la chambre mortuaire, de Charles, Rodolphe, de M. Homais (le pharmacien-philosophe) et de M. Bournisien (le curé). Ces deux derniers, en dépit du chagrin qu’éprouve Charles, ne cessent de débattre au sujet de la religion, chacun campant sur ses positions et n’en démordant pas. Peut-être pourrait-on dire ici que la Bêtise, c’est le règne du « Je » dans la mesure où « Je » ne peux qu’avoir raison. En effet, se laisser bercer par ces douces illusions est rassurant, mais nous éloigne de la vraie connaissance. Les « imbéciles » comme les appelle Flaubert refusent d’affronter la peur en face et, dès lors, décapitent la Raison en privant l’opération intellectuelle de son pouvoir d’unification, autrement dit, ils s’empêchent de penser.
“C’est la connaissance de leur propre peur qui permet aux hommes d’exercer cette lucidité sur les choses, véritable chemin vers la connaissance, en leur montrant leur limite, les obstacles qu’ils doivent franchir pour avancer et dépasser leurs affects négatifs.”
Il est donc possible d’envisager la peur avec Spinoza comme étant mauvaise conseillère. Mais il faut peut-être chercher ailleurs sa raison d’être : en nous pétrifiant, elle suscite en nous un sentiment de lucidité qui nous extrait violemment de la torpide Bêtise ; la Peur serait dès lors le véritable moteur de la pensée, donc de la connaissance. Voilà pourquoi certains penseurs ont refusé de la réduire à la seule peur pathologique, celle qui nous affecte directement en déclenchant des pensées ou des représentations de panique. Hans Jonas, dans son Principe Responsabilité, développe une fonction positive de la peur : « l’heuristique de la peur », c’est-à-dire la recommandation adressée à la philosophie morale de « consulter nos craintes préalablement à nos désirs, afin de déterminer ce qui nous tient réellement à cœur ». Autrement dit, c’est la « prescription, pour l’exprimer en termes primitif, qu’il faut davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur. » En effet, Jonas continue en affirmant que ce « Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui. » La peur serait donc un instrument utile et nécessaire à la survie de l’espèce humaine. Mais plus encore, l’heuristique de la peur est cette faculté de se poser les bonnes questions, celles qui sont productives par opposition au refus pétrifié caractéristique de l’attitude paniquée. Tandis que la peur pathologique nous affecte directement en provoquant en nous des pensées et des représentations de panique, dans l’heuristique de la peur se sont les pensées et les représentations qui sont à la recherche des affects qui incitent à l’action et à la réflexion. Dans les deux cas, la posture du sujet est différente : dans le premier cas, il est sous l’emprise d’un affect qu’il ne contrôle plus ; dans le second, il mobilise des affects qui ne l’ont pas encore atteint, situation hautement paradoxale ! Dès lors, ce qui doit nous intéresser n’est pas le côté inhibiteur de la peur, pourtant bien réel, mais plutôt son pouvoir mobilisateur de possibilités d’actions, mais également de pensées. La peur, dans le cadre heuristique, est donc un puissant instrument pour qui veut connaître. Or cette heuristique n’est nullement un savoir, elle est plutôt l’art de se poser les bonnes questions : « la peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir ; cette peur que nous visons est la peur pour l’objet de la responsabilité. » Cette peur, Jonas la qualifie de « détectrice » (nachspürend) dans la mesure où seul celui qui accepte d’avoir peur face à certaines possibilités peut se poser les questions décisives.
On peut également penser la peur en tant que moteur de la connaissance dans un tout autre contexte, celui de l’URSS stalinienne. Une figure emblématique incarne la résistance à l’oppression du régime soviétique, c’est celle d’un poète dont Joseph Brodsky a pu écrire qu’ « il œuvra pour la poésie russe pendant trente ans, et [que]son œuvre durera aussi longtemps que la poésie russe existera » : Ossip Mandelstam. Il sera arrêté une première fois en 1934 à la suite de la divulgation d’un poème contre Staline avant d’être de nouveau arrêté en mai 1938, puis déporté en Sibérie où il devait mourir à la fin de la même année. Sa veuve, Nadejda, nous a laissé un témoignage, Contre tout espoir, qui nous permet de mieux aborder, à travers le regard du poète, cette société dominée par un sentiment oppressant : la peur, ce spectre qui plane au dessus du quotidien des hommes pris au piège, et plus particulièrement les artistes et les intellectuels. Il s’agit pour eux de ruser et de mentir afin de concilier l’expression de leur individualité avec les exigences de l’idéologie dominante. « Heureux, l’homme qui est capable de défendre sa liberté intérieure », écrit-elle. Tant que l’on éprouve de la peur, on est encore un homme et non un esclave. Elle est ce qui nous tient éveillé, ce qui nous empêche de “perdre connaissanceˮ car la peur est un formidable stimulant qui « témoigne de la compréhension de la réalité ». « La peur qui stimule et soutient n’est pas accessible à l’esclave ; seul en est capable celui qui a vaincu la peur et n’a pas cédé à la lâcheté. Celui qui a vaincu la peur sait combien la vie a été et sera terrible sur cette terre, et il regarde la peur droit dans les yeux. » Il assume le regard de Gorgô, et par la même sa liberté.
C’est la connaissance de leur propre peur qui permet aux hommes d’exercer cette lucidité sur les choses, véritable chemin vers la connaissance, en leur montrant leur limite, les obstacles qu’ils doivent franchir pour avancer et dépasser leurs affects négatifs. De fait, l’analyse phénoménologique de la peur peut se décomposer en trois moments principaux. Le premier stade est celui de l’angoisse que Sartre définit comme « la peur que la liberté a d’elle-même ». A travers cette définition, on retrouve absolument l’analyse que livre Kierkegaard dans Le concept d’Angoisse. En prenant comme point de départ l’épisode biblique de la « chute » dans la Genèse, il analyse l’angoisse comme un tourment propre à l’homme innocent, à l’instar d’Adam dans le jardin d’Eden. En somme, l’angoisse est la façon dont l’innocence d’Adam se brouille. Kierkegaard définit ce concept comme la découverte par le sujet de sa propre liberté. Le sujet doit dès lors faire face à la connaissance qui l’éblouit. Par l’utilisation du mythe de la chute, Kierkegaard nous dévoile, tout comme le miroir d’Athéna, la réalité du monde. Il analyse pour se faire l’expérience primordiale de la peur telle qu’elle se laisse percevoir dans la Genèse. Il y découvre le « concept » d’angoisse, qui s’avère être bien davantage un sentiment. L’angoisse, selon lui, est liée à la liberté : c’est la peur que la liberté a d’elle même. Kierkegaard, en regardant la peur en face, en ayant appris à la connaître, va comprendre un peu mieux la réalité de la condition humaine. En effet, l’idée de possibilité, donc de liberté est intimement liée à l’angoisse. Je sais que je peux faire cela, c’est possible. Tout est possible, il ne dépend que de moi que telle ou telle possibilité se transforme en réalité, s’actualise par mon action. Tel est mon pouvoir, telle est la liberté dont je dispose et telle est la raison de la peur – ou le vertige – que j’éprouve en découvrant ce pouvoir. L’angoisse est ainsi le vertige de la liberté scrutant les profondeurs de sa propre possibilité et le rapport entre la connaissance et la peur est une des manières qu’a la liberté de se frayer un chemin. Le courage sera dès lors un usage pensé, raisonné, de cette liberté.
La connaissance est un risque.
Le second moment de la peur comme phénomène, après l’angoisse, c’est le courage, c’est-à-dire le fait de surmonter cette peur qui nous pétrifie. Platon se demande dans les Lois si le courage sans la connaissance de l’objet de la crainte n’est pas, comme la peur panique, un simple instinct physique et inconscient, commun aux enfants et aux bêtes. Vladimir Jankélévitch écrit dans le second tome du Traité des Vertus intitulé « Les Vertus et l’Amour », que « la conscience est toute l’humanité du courage ! » Peut-être pourrait-on ajouter que la connaissance l’est également. Pour être courageux, il faut donc connaître ce que l’on va surmonter. Or dans le même temps, il est nécessaire, pour être courageux, de manquer de courage ! Il faut avoir peur pour avoir du courage : « l’absence de peur n’est pas le courage, écrit Jankélévitch ; s’il suffisait, pour être courageux, de n’avoir pas peur, une pierre le serait. » Tout comme ce fut le cas pour le colonel de Ferdinand Bardamu, l’absence de peur n’est pas une vertu, elle est déraison, témérité. Le courage se fonde sur la connaissance dans la mesure où elle est un instrument de la délibération. Or celle-ci n’est pas productrice de courage : « savoir n’est pas vouloir, savoir n’aide pas à vouloir ». Cependant, si dans certains cas l’ignorant peut être plus courageux que le connaissant, lorsque par exemple un guerrier sait qu’il sera secouru et que l’autre ne le sait pas, en général celui qui sait, celui qui connaît a plus de mérite que celui qui ne sait pas. En effet, entre la connaissance de ce que l’on va devoir surmonter et qui pourtant nous terrifie et l’affrontement avec cet objet, le passage n’est pas évident. « Le courage, selon Jankélévitch, n’est pas un savoir mais une décision », il est un perpétuel recommencement et suppose un effort. Mais cet effort est nécessaire pour que la peur acquiert sa fonction positive, son rôle moteur dans l’action, et la réflexion.
Enfin, dernier moment, dernière instance de la peur : le risque. Il nous montre comment la peur non seulement se comprend et se surmonte par la réflexion, mais se renverse en son propre contraire dans l’action. Elle devient une forme particulière de la connaissance semblable à l’amour. Martin Heidegger en donne une magnifique analyse dans le chapitre des Chemins qui ne mènent nulle part intitulé « Pourquoi des poètes ? ». Son raisonnement prend appui, se fonde sur l’étude d’un poème de Rainer Maria Rilke, « vers improvisés » :
“Comme la nature laisse les créatures
Au risque de leur sourd plaisir et n’en protège
Nulle en particulier dans les sillons et dans les branches,
Ainsi nous-mêmes par le tréfonds de notre être
Ne sommes pas gâtés ; il nous risque. A cela près
Que plus encore que la plante ou l’animal,
Nous avançons avec ce risque ; le voulons ; qu’aussi, parfois,
Nous risquons plus (et non par intérêt)
Que la vie même – d’un souffle
Plus… cela nous donne, hors de la protection,
Une sécurité, là où agit la pesanteur
Des forces pures ; ce qui nous abrite à la fin,
C’est l’insécurité de notre être ; et de l’avoir
Retournée en Ouvert, quand nous l’avons vue menacer,
Pour, dans le cercle le plus vaste, quelque part
Où la loi nous atteint, lui dire oui.”
en jeu : il est alors pris d’un sentiment extatique puissant, véritable retournement de la peur en une confiance sereine, peut-être la vraie sagesse.
C’est certainement là que réside tout l’intérêt de cette question : connaître la peur pour pouvoir connaître à travers elle. La peur est un instrument de la connaissance et, par voie de conséquence, un chemin vers l’indépendance. Ne faut-il pas chercher dans la peur la condition de la liberté de l’homme ? La connaissance de l’objet effrayant libère le sujet de l’emprise qu’il a sur lui et du même coup le libère. Mandelstam, brisé par le régime stalinien Après avoir subi l’angoisse, puis avoir fait preuve de courage, le sujet voit se transformer en lui la peur qui devient alors une étrange confiance, un amour inhabituel. Le propre de l’étant, selon Heidegger, c’est d’être jeté, lancé, mis en jeu dans le risque, par l’être. L’étant est dès lors comme sur une balance, il peut aller dans un sens ou dans l’autre. Voilà pourquoi la nature ne protège nulle créature en particulier : si elles étaient protégées, leur situation ne serait pas risquée, elle serait certaine. Or paradoxalement, « cela nous donne, hors de la protection, une sécurité », nous sommes comme protégés dans ce risque et « nous avançons avec lui », nous le voulons même. Nous disons oui à l’insécurité de notre être. Nous retrouvons peut-être la même idée dans la nouvelle de Robert Musil, Le Merle, lorsque, enterré au creux de la vallée, à distance de tir des ennemis italiens, il se met à contempler le ciel étoilé, le massif de la Brenta, le « virginal croissant de lune » et affirme que « la vie abritée n’offre rien d’aussi beau ». Telle était peut-être la signification que souhaitait donner Terrence Malick, lui-même traducteur de Heidegger, dans son film La Ligne rouge, à l’ascension du soldat Bell partant seul à l’assaut d’un bunker sur une colline, mettant sa vie à l’âge de quarante-sept ans, en avait fait sa maxime : « Libre est l’esclave qui a surmonté sa peur ».