Remettre l’utopie à l’ordre du jour
Article de Paul Gigon (Septembre 2022)

Alors que le président de la République a appelé il y a quelques semaines à faire preuve de solidarité face à « la fin de l’abondance » et « de l’insouciance »1, les temps qui s’annoncent semblent partout envisagés, au mieux avec un grand sérieux, au pire avec une sinistre obscurité. Le réel serait devenu si grave que l’espoir n’aurait plus sa place dans les considérations politiques ; plus encore, il serait à ranger dans les niaiseries et les rêves irréalistes, pour ne pas dire dangereux. Que faire de tout cela ? Ne nous reste-t-il qu’à suivre docilement le monde en essayant d’en polir les angles les plus abrupts ? D’oser avoir un pas d’avance (mais pas plus, ce serait rêver) pour essayer d’éviter le pire ? Au lieu de cela, cet article propose de renverser la question : comment envisager le meilleur ? Accordons même un peu plus de lest au pessimisme : peut-on envisager le meilleur ?
L’impossible impossible du politique
On peut avant tout considérer le meilleur comme un absolu, c’est-à-dire qu’il écarte par principe toute condition qui viendrait le soumettre au réel. En d’autres termes, plus question de propositions comme si la situation le permet ou cela dépend de, qui introduisent, elles, des notions relatives, supposant que l’on pourrait faire mieux si nous en avions les moyens. Vouloir le meilleur ne dépend de rien, mais c’est un engagement d’autant plus difficile qu’il est total. Il n’a aucune excuse qui l’amoindrit ou le retient, il est entier ou il n’est pas. Cela peut paraître excessif, car le meilleur n’atteint que rarement son acception superlative et reste dans le domaine du comparatif : meilleur que, ou plus courant encore, au mieux. Mais faire au mieux, ce n’est pas atteindre l’absolu du bien ou du bon. C’est faire avec les contraintes qui nous sont imposées, donc jouer dans le relatif. On peut toujours faire mieux jusqu’à atteindre le meilleur, meilleur qui sera à son tour dépassé quand l’on découvrira que l’on peut faire mieux…
Cette séparation du superlatif et du comparatif, de l’absolu et du relatif, tient souvent à l’idée que le meilleur est impossible, qu’il cache trop de difficultés (entendez-là trop de dépenses), et donc que faire au mieux est la seule manière d’approcher le meilleur. L’impossible est en logique ce qui n’est pas et qui ne peut être, contrairement au possible qui, lui, peut être s’il n’est pas déjà. Caractériser une proposition politique d’impossible tend ainsi à l’exclure du débat, puisqu’il ne vaut pas la peine d’en discuter si elle ne peut être appliquée, quand bien même on pourrait l’approuver. Au-delà de la portée purement sophistique de cet argument, la question du possible constitue une sorte d’épreuve préalable à l’évaluation du bien-fondé d’une idée. C’est dans cette optique que nous pouvons comprendre l’article 40 de notre Constitution qui déclare non recevables les propositions qui viendraient aggraver la charge publique. Les députés ne peuvent en effet soumettre un texte qui engendrerait pour l’État plus de dépenses que de revenus. La discussion peut donc être formellement éludée dès que l’on murmure la sentence de l’irréalisable.
Mais voilà, contrairement aux propositions purement logiques qui peuvent facilement être réfutées car impossibles (un cercle carré, un mort-vivant), les propositions politiques ne partagent pas une telle évidence. Hannah Arendt est connue pour sa définition du politique comme champ de la pluralité et de l’imprévisibilité. On ne peut donc définir l’impossibilité en politique comme une certitude définitive. L’impossible n’est plus ce qui n’est pas et ne peut être, mais ce qui n’a pas encore été. Arendt le dit ainsi : « Le nouveau a toujours contre lui les chances écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité qui, pratiquement dans les circonstances ordinaires, équivaut à une certitude ; le nouveau apparaît donc toujours comme un miracle »2. C’est donc être atteint de cécité que d’affirmer qu’une proposition politique ne peut être actualisée, tant cela peut dépendre, non de lois infranchissables, mais seulement de volonté. Le possible est élargi par toutes les tentatives nouvelles qui forgent les précédents du possible futur. Le raisonnement tient malheureusement aussi par son penchant terrible, comme l’ont montré Arendt et Ricœur. Car si rogner l’impossible peut conduire au meilleur, il peut aussi conduire au pire. Les régimes totalitaires de ce siècle et du siècle passé prouvent que les plus grandes règles morales ont elles aussi pu être franchies, si bien que désormais, « tout est possible »3.
Ranger ainsi le meilleur dans cette armoire de l’impossible, c’est se couper soi-même les mains, restreindre ses capacités à de simples répétitions. C’est exclure toute nouveauté, concept si cher à Arendt qui en faisait le principe de l’action. D’autres penseurs comme Nietzsche ou Cioran ont à ce titre écrit dans la même voie, liant l’action au dépassement du possible : « Nous n’agissons que sous la fascination de l’impossible », comme l’écrivait ce dernier4. Il n’est donc pas irrationnel de chercher le meilleur, seulement peut-être en avons-nous perdu l’habitude. Faire du neuf suppose un certain courage, mais sans lui nous ne pouvons faire qu’au mieux, et condamner l’utopie.
La place de l’utopie dans l’échiquier politique
Nous pouvons tout de même trouver des pistes d’idéal, d’utopie dans les débats et l’échiquier politique, mais celles-ci semblent restreintes aux propositions des partis de gauche. Penser la quête du meilleur conduit de la sorte à une nouvelle infrastructure du clivage gauche/droite.
Lorsque l’on se penche tout d’abord sur les analyses de la division de l’échiquier, la gauche peut être représentée comme l’avènement de « l’ordre artificiel » contre les ordres spontané et naturel5. En d’autres termes, le réel est imparfait, mais il ne s’agit pas de faire de compromis ; il faut agir, remodeler ce qui est, pour atteindre ce qui devrait être. Ainsi des congés payés obtenus sous le Front Populaire en 1936, qui instaurent un droit au repos et dérangent le cours des choses qui ne conduisait qu’au travail. Les critiques du patronat le prouvent elles-mêmes : « l’ouvrier serait embarrassé de profiter de ce loisir inattendu »6. Comme nous avons pu le voir précédemment, agir pour le meilleur suppose un certain volontarisme : il ne faut pas se contenter de voir les défauts du réel, mais surtout tenter de le pétrir. Et puisque le meilleur est un absolu, chercher à l’atteindre suppose de faire tomber sur son passage toutes les structures actuelles qui entraveraient le chemin. D’où les régulières critiques contre la gauche dont les idées seraient utopistes. Nous y sommes : du meilleur nous passons à la rêverie, à l’irréalisable. De l’utopie (outopos, nulle part), nous passons à l’atopie (atopos, absurde, non à sa place). Dès lors, l’alternative semble être d’accepter le réel avec ses lourdes failles, et de naviguer avec lui, de gommer ses défauts sans pouvoir les supprimer. On devrait donc se contenter de la logique des petits pas, des légères améliorations. Après tout, le faute de mieux n’est-il pas mieux que rien ? Peut-être, mais le faute de mieux n’est qu’un état dont nous sommes responsables. Nous créons nous-mêmes l’absence du mieux dans cette satisfaction relative, à tel point que nous ne cherchons plus à croire au meilleur. La distinction entre la gauche et la droite dans l’ordre des possibles serait donc celle-ci : tandis que la gauche se dit prête pour un monde meilleur à remettre en question l’ordre établi, et cela jusqu’aux conséquences qui en découlent, la droite fait du réel son fond de commerce, avec la certitude de s’arrêter à ce que l’on sait possible (même si cela ne marche pas toujours). De là nous retombons sur des idées communes mais exposées à une lumière nouvelle : la gauche révolutionnaire, la droite conservatrice. Conservatrice, la droite l’est intrinsèquement dans la mesure où le réel est trop important à ses yeux pour le balayer. Il fixe des conditions dont le dépassement serait folie : conserver l’âge actuel de la retraite en taxant les hauts-revenus ? « Ça n’est [pas] possible » dit le ministre du Travail7. Révolutionnaire, la gauche l’est intrinsèquement dans la mesure où le réel ne suffit pas, qu’il doit parfois être dépassé, voire humilié, pour atteindre une situation meilleure, puis la meilleure situation.
Le propos n’est pas de faire de la droite le penchant normativement inférieur de la balance. Il n’est pas non plus question de faire d’elle le côté du désespoir à proprement parler, mais plutôt celui qui-a-déjà-désespéré. En effet, ce lien que la droite entretient avec le réel a l’air d’être la conséquence d’une désillusion, comme si le temps de croire au meilleur était passé, et que, celui-ci définitivement enterré, il fallait faire avec les malheurs et les injustices. On pourrait donc affirmer qu’aucune utopie n’est possible à droite, mais cela n’étonnera personne, cette idée étant devenue un argument en faveur des partis conservateurs, plus réalistes, plus sérieux. Toutefois, cela revient à nier notre capacité d’action comme nous le disions plus tôt, et comme l’a aussi écrit Simone de Beauvoir dans sa théorie existentialiste : « L’attitude de sous-homme passe logiquement dans celle de l’homme sérieux : il s’efforce d’engloutir sa liberté dans le contenu que celui-ci accepte de la société, il se perd dans l’objet afin d’anéantir sa subjectivité »8. Autrement dit, revendiquer le sérieux face à l’utopie n’est qu’une dérobade qui nous soumet à une Cause supérieure face à laquelle on ne pourrait rien, excuse qui nous permet de garder les yeux fermés, de ne pas voir tout ce dont nous sommes capables. Ainsi derrière ce sérieux se cache un mensonge.
L’utopie dans la condition humaine
Tout ceci nous amène à remettre l’utopie au cœur de nos vœux. Les temps troubles que nous connaissons risquent encore d’affecter des populations déjà vulnérables, auxquelles les solutions proposées jusqu’à maintenant ne furent que d’éviter le pire. C’est justement parce que nos sociétés connaissent le doute, l’instabilité, que de nouveaux principes pour l’avenir sont appelés à naître. En ce sens, chercher le meilleur n’est pas une chimère, et considérer cette idée de la sorte ne peut qu’engendrer le ressentiment parmi celles et ceux qui n’ont cessé d’espérer de jours meilleurs. Bien sûr le meilleur ne peut tout à fait se détacher de nos conditions humaine et terrestre comme une bulle dans l’atmosphère. Une croissance infinie dans un monde fini est un exemple de ces considérations que l’on pourrait dire utopiques, mais qui sont intenables tant cette utopie conduirait à la dystopie. L’utopie, bien que son étymologie s’inscrive d’abord dans l’espace, doit être pensée dans la durée, pour approcher l’éternel que sous-entend l’absolu. Enfin, croire l’utopie inatteignable n’est pas tout à fait faux, car peut-être ne pourrons-nous jamais arriver au meilleur, principe d’un absolu, mais ne pas vouloir essayer, ce n’est pas être sage mais aveugle. L’impossible en politique n’est qu’une catégorie trouble qui ne saurait accueillir sans tromperie l’espoir d’offrir à chacune et chacun les conditions de son bonheur.
1 Le Monde avec AFP. « Emmanuel Macron appelle à “l’unité” face à “la fin de l’abondance” et de “l’insouciance” », Le Monde [en ligne]. Publié le 24 août 2022.
2 Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy, 2009 [1958]. 396 p.
3 Ricœur, Paul. « Préface », dans Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy, 2009 [1958]. 396 p.
4 Cioran, Emile. Histoire et utopie. Paris : Gallimard, 1987 [1960]. 147 p.
5 Nemo, Philippe. « Introduction générale. La droite, la gauche, la démocratie libérale », Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, 2013. Pp. 13-30.
6 Hordern, Francis. « Genèse et vote de la loi du 20 juin 1936 sur les congés payés », Le Mouvement social, n°150, 1990. Pp. 19-34.
7 AFP et Léna Coulon. « Retraites : le gouvernement, la droite et le patronat veulent une réforme au plus vite », Libération [en ligne]. Publié le 7 septembre 2022.
8 Beauvoir, Simone (de). Pour une morale de l’ambiguïté. Paris : Gallimard, 2003 [1947]. 316 p.
À propos de l’auteur
Paul est étudiant à Sciences Po Paris, actuellement en échange au département de philosophie de l’université McGill à Montréal, il s’intéresse en particulier à la philosophie politique, aux manières de concevoir ensemble expérience individuelle et structure collective.