Repriser la trame de l’ordinaire : La doctrine de “l’État-couturier”

Par Nathanaël Travier

Explosion de gaz lacrymogène, Quartier Latin, Paris, France, 1968.
Photo prise par Bruno Barbey.

Pour extraordinaire qu’elle se prétende, l’exception a des airs de rengaine. Chaque choc que nous traversons apporte désormais son état d’urgence idoine, ses mesures exceptionnelles dévolues. Si la recette est surprenante, la passivité des commis et des convives qui signent et acceptent ces mesures l’est plus encore : alors que la démocratie ne cesse d’être accusée de lourdeur, que la chicane tient lieu en France de tradition, cette remarquable fluidité laisse songeur. Mais où sont donc nos irréductibles Gaulois ?

L’avènement des « sociétés de sécurité »

Dans un entretien de 1977 intitulé “Michel Foucault : La sécurité et l’État »1, Michel Foucault proposait une réponse à cette question et montrait la mutation structurelle du rapport entre l’État et les populations que cache le recours récurrent à l’exception. Pour le philosophe, si la fonction de l’État consistait traditionnellement à assurer un « système de légalité », fondé sur la garantie du respect collectif de la loi, elle s’est progressivement transformée en une garantie “assurantielle” de la sécurité des biens et des personnes. Plébiscité par les populations, ce nouveau rapport de l’État envers ses administrés s’élève sur un « pacte de sécurité » qui oblige ce dernier à « intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, exceptionnel »2. Or, cette gestion de l’inhabituel ne saurait se satisfaire d’une réponse ordinaire et implique des mesures d’exception, dont le caractère exceptionnel ne doit pas paraître « comme signe de l’arbitraire ni d’un excès de pouvoir, mais au contraire, d’une sollicitude »3.

« Regardez comme nous sommes prêts à vous protéger, puisque, dès que quelque chose d’extraordinaire arrive, évidemment sans tenir compte de ces vieilles habitudes que sont les lois ou les jurisprudences, nous allons intervenir avec tous les moyens qu’il faut »4

L’analyse est brillante. Elle explique autant la résignation des uns et des autres que la légitimité politique de l’État à dépasser les frontières de l’ordinaire. Dans de telles crises, l’État ne pourrait se contenter de la banalité : face à l’angoisse du risque, les citoyens des « sociétés de sécurité »5 désirent le côté rassurant de mesures exceptionnelles qui puissent élever l’action humaine jusqu’à la hauteur de l’inhabituel qui les bouscule.

Les risques qu’implique une telle doctrine sont pourtant manifestes. D’une part, elle délègue un dangereux pouvoir à ceux qui désignent le danger. Or le danger n’est pas une caractéristique en soi, indiscutable et a priori,et la dangerosité même d’un phénomène s’échelonne sur un large curseur où interviennent des paramètres aussi divers que l’état des connaissances, les pratiques culturelles ou la diversité des opinions. Décréter un danger relève alors d’un nécessaire compromis entre les différents membres du corps social que le tout-sécuritaire éclipse abusivement.

D’autre part, le nouveau pacte décrit par Michel Foucault repose sur la primauté de la sécurité sur l’ensemble du système de valeurs. Postulée a priori supérieure à toute autre exigence, cette suprématie tend à disqualifier tout débat pour imposer une ligne de conduite inéluctable dont le démocrate prudent ne pourra que se méfier – en ce domaine, l’inéluctable n’est qu’un prétexte pour justifier le déni pur et simple du politique. Si difficile que soit l’exercice, il faut admettre que la sécurité soit mise en balance avec des attentes non moins légitimes de l’existence humaine, depuis le bonheur jusqu’à la croissance de l’économie, en passant par les pratiques culturelles ou la liberté de circulation. Il n’y a rien d’absurde à vouloir préserver d’autres exigences existentielles au détriment de la sûreté, quand bien même cela engagerait son anéantissement. Bref, en démocratie, le prix de la sécurité se négocie.

La sécurité, verso de l’angoisse

Le visage sécuritaire de nos sociétés révèle, dans le miroir de nos vanités, une crainte terrible de l’intranquillité. Face aux affres que suscitent les déchirures dans « la trame de l’ordinaire »6, la modernité implore les services d’un “État-couturier”7 qui soignera le mal par le mal, conjurera l’inhabituel par l’exceptionnel et redonnera au quotidien sa continuité interrompue, comme la couturière reprise de fils blancs le tissu déchiré. Les questions que posent le “sécuritarisme” se déplacent alors du seul plan de la politique à celui de la philosophie de l’homme et font écho à la pensée du philosophe et théologien Paul Tillich8.

Dans son essai intitulé Le Courage d’être, Paul Tillich affirmait la co-existence dans l’expérience humaine de trois formes d’angoisse, dont les différents équilibres pouvaient caractériser des époques et expliquer des comportements sociaux. Ces trois formes d’angoisse correspondent à trois tonalités de l’angoisse existentielle de l’homme face au néant : « l’angoisse du destin et de la mort » qu’éprouve l’individu face à la négation de son être dans l’anéantissement de la mort ; « l’angoisse du vide et de l’absurde » face à la vanité auquel le néant confronte l’existence spirituelle ; et « l’angoisse de la culpabilité et de la condamnation » générée par la responsabilité de l’individu, dans la liberté, à réaliser son propre être9. Tandis que les sociétés de l’Europe médiévale furent dominées par la prééminence de l’angoisse de la culpabilité et de la condamnation, sensible dans la doctrine du péché, et que les sociétés de la fin de la période antique, en proie à des agitations politiques sévères, le furent par l’angoisse du destin et de la mort, nos sociétés modernes apparaissent pour Paul Tillich dominées par l’angoisse du vide et de l’absurde, aux prises avec la vanité spirituelle de l’existence qu’expriment les philosophies modernes.

La prééminence contemporaine de cette angoisse de la vanité, dans un vingt-et-unième siècle marqué par des bouleversements majeurs et l’effondrement des convictions idéologiques, qu’elles soient politiques, scientifiques ou religieuses, n’est pas une analyse originale. Mais sa participation aux phénomènes politiques modernes, comme le complotisme10 ou, dans notre cas, le “sécuritarisme”, mérite d’être mieux comprise. Le “sécuritarisme” n’est pas qu’une dérive de nos systèmes politiques, mais bien le symptôme de cette prééminence actuelle de l’angoisse du vide et de l’absurde et c’est en ce sens que peuvent converger les analyses de Michel Foucault et de Paul Tillich. Si le “sécuritarisme” est bien, comme le soutient Michel Foucault, une couture de la trame de l’ordinaire déchirée par des événements exceptionnels, ce qui est en jeu n’est pas la vie individuelle elle-même – qui, dans l’épidémie ou dans le terrorisme, par exemple, ne représente pas un danger imminent et constant pour la plupart des citoyens –  mais le signe effrayant de l’absurdité de la mort et de la maladie qui fait effraction dans notre confort, le signalement de la finitude de toute vie à la merci d’un arbitraire sur lequel nous n’avons, malgré toutes nos médecines ou nos polices, que peu de prises. Dans le “sécuritarisme” il ne s’agit pas tant de protéger des vies que d’affronter la menace même de l’absurde qui se cache inéluctablement derrière de tels bouleversements.

La pensée de Paul Tillich permet d’aller plus loin et conduit à analyser le “sécuritarisme” au même titre que la névrose qui cherche à protéger l’individu des angoisses de la réalité en bâtissant une « forteresse » et des « mondes imaginaires »11. Le “sécuritarisme” est bien cette réponse radicale qui cherche à maintenir l’illusion de sécurité en refoulant la menace par tous les moyens possibles, en la dissimulant sous les hauts remparts des systèmes de sécurité, dans l’espoir que cette négation et les mesures prises pour l’éliminer totalement la rejettent dans le néant. Mais la nature même de ce traitement, outre son inéluctable échec, est cause de maux nouveaux. Chez Paul Tillich, la névrose comme état pathologique se distingue d’une saine affirmation de soi, portée par le courage d’être, par « l’affirmation de soi en dépit de, c’est-à-dire en dépit du non-être. Celui qui agit courageusement assume (prend sur lui), dans son affirmation de soi, l’angoisse du non-être », car « le courage n’élimine pas l’angoisse »12.

Le “sécuritarisme” apparaît comme le symptôme d’une angoisse moderne où la vie, privée de tout sens spirituel, devient précieuse à l’excès, non pour elle-même, mais parce que toute atteinte à son encontre rendrait par trop palpable la vanité que nous fuyons. La pensée du courage développée par Paul Tillich prend alors tout son sens tandis que l’on comprend que « les dangers qui accompagnent le changement, le caractère inconnu des choses qui arrivent, l’obscurité de l’avenir, tout cela contribue à faire de l’homme moyen un défenseur fanatique de l’ordre établi »13. On gagnera à prendre la mesure de ce témoignage d’inquiétude que livre la docilité des foules modernes.

  1. Tribune socialiste, 24-30 novembre 1977, Dits et écrits, III, n° 213, page 385.
  2. Foucault Michel, « La sécurité et l’État », Dits et écrits, III, n° 213, Paris, Gallimard, page 383 à 388.
  3. Ibid. Lire ici.
  4. Ibid.
  5. Ibid, page 386.
  6. Foucault Michel, « La sécurité et l’État », Dits et écrits, III, n° 213, Paris, Gallimard, page 385.
  7. Expression de l’auteur de cet article.
  8. Paul Tillich est un philosophe et théologien protestant germano-américain. Fuyant l’Allemagne nazie, il émigre aux Etats-Unis en 1933 où il mène une brillante carrière académique. Il est l’un des théologiens les plus marquants du XXème siècle et ses thèses ont influencé des philosophes comme Paul Ricoeur, René Girard, Théodor Adorno ou encore Ernst Bloch.
  9. Tillich Paul, Le Courage d’être, Labor et Fides, Genève, 2014, pages 70 à 84.
  10. Nous défendions récemment une telle idée à l’occasion des débats autour du film complotiste Hold-up dans Réforme : Nathanaël Travier, « Le film “Hold-up” et sa théorie du complot sont-ils l’écho de nos angoisses ?  », dans Réforme, 22 novembre 2020, article en ligne ici
  11. Tillich Paul, Le Courage d’être, Labor et Fides, Genève, 2014, page 98.
  12. Ibid, page 95.
  13. Ibid, page 98. 
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