Par Lucas Marolleau

À la recherche des origines de la religion, beaucoup se sont brûlés les ailes, notamment en considérant la magie comme son embryon. L’origine ne nous importe pas, et si la magie a souvent mal été interprétée, elle peut cependant être un moyen de comprendre la religion, dans ce qu’elle a de plus actuel.

Illustration © Léa Richard / Toute reproduction interdite.

Les recherches les plus récentes concernant les pratiques magiques méditerranéennes de l’Antiquité préchrétienne mettent en évidence leur proximité avec la religion. La magie a en effet recours à des pratiques rituelles : elle s’adresse à des divinités, ce qui impose des gestes codifiés pour leur plaire, et certaines pratiques se trouvent être identiques à celles issues du culte (sacrifice, observation des astres, etc.). Car au-delà, les praticiens de la magie partagent les mêmes croyances : si nous nous concentrons sur le monde romain et les religions traditionnelles qu’il comporte (y compris le judaïsme), croire relève d’une orthopraxie selon le terme de John Scheid (Quand faire, c’est croire) ce qui place la pratique au centre de la vie religieuse – sans pour autant dénuer le culte de tout attachement individuel. Ce qui diffère bien souvent, c’est la fonction de la magie, laquelle cherche à faire surgir le sacré dans la réalité profane, quand la religion conserve au contraire une distinction stricte entre les deux sphères (maniement des objets sacrés par une élite, les prêtres, qui sont connaisseurs du sacré, des gestes, et des conditions de pureté).

Une magie trop religieuse.

Religion et magie vont donc de pair à l’époque antique. Nous devons dès à présent modifier notre affirmation, car cette proximité qui relève de la classification historienne n’est pas vécue au quotidien. La magie est rejetée comme un excès de religiosité pour les Romains ; certains vont jusqu’à lui prêter des actes barbares que nos sources ne parviennent pas à confirmer. Il est vrai que pour l’historien de l’Antiquité il s’agit bien souvent de reconstituer des faits dont le temps a détruit les preuves. La condamnation de la magie, qui s’est poursuivie notamment au Moyen-âge en Europe, atteste avant tout d’une méconnaissance de pratiques qui n’étaient pas, comme pour la religion, publiques. Sans aller jusqu’à affirmer que la magie était une véritable « religion privée » au sens où elle serait confinée à l’intimité de certains individus – les sources ne nous le permettent pas – il nous faut la penser comme une parcelle des religions traditionnelles antiques, et ajouter que son organisation et son contrôle ne se faisaient pas par la société mais par un petit nombre d’individus souvent isolés.

Des sources très précises de la magie nous sont cependant données à voir : ce sont des papyrus et des parchemins qui nous décrivent recettes et pratiques religieuses, dont « l’hétéropraxie » a mené des savants à les considérer comme magiques. Or, deux types de ces documents existent : un premier recueil a été formé par Karl Preisendanz dans les années 1920, et concerne des pratiques grecques, égyptiennes, et juives, datant de l’époque hellénistique (en grande partie avant la conquête romaine) ; un deuxième recueil important peut être vu comme son pendant, à savoir celui des textes égyptiens qui rassemble des écrits chrétiens, juifs et musulmans, datant de l’empire romain tardif jusqu’à l’époque fatimide.

L’intérêt d’avoir pu comparer ces deux recueils a été de mettre sur un pied d’égalité toutes ces religions que nous dissocions. En réalité, pour l’époque romaine, le polythéisme considère que toute divinité est valable : les Romains ne condamnaient pas des religieux, mais des révoltés contre l’empire le cas échéant, c’est-à-dire des individus qui ne respectaient pas l’empereur et Rome. Par la suite, la montée du christianisme a favorisé la « christianisation » très incomplète du monde romain, de même que l’expansion de l’islam n’a été que progressive est imparfaite. Les sources qui mettent à jour leurs pratiques magiques attestent des libertés prises par les fidèles à leurs religions, malgré des règles bien plus strictes que celles des religions traditionnelles.

Ces deux recueils de sources montrent une grande continuité : les pratiques ne diffèrent que d’un point de vue cultuel (le sacrifice n’a aucun sens rituel pour un chrétien, par exemple), car si nous nous intéressons aux objets convoqués (statuettes, plantes, gemmes), et aux paroles utilisées (mots sans sens, noms de divinités, plantes), la ressemblance est troublante. Cette reprise des formes de la magie montre que son efficacité tient avant tout à sa structure. D’une part, la fonction de la magie se veut donc identique : soigner, faire tomber amoureux, obtenir un succès matériel, ou encore paralyser un individu (par l’intermédiaire notamment de petites statuettes comme celle présente en image ci-contre). D’autre part, si cet héritage antique peut nous sembler perturbant au sens où les religions du Livre refusent tout recours à la magie, il faut préciser que le fond, à savoir la croyance c’est-à-dire la pratique, peut être modifié dans bien des cas autour d’une organisation fixe. La magie est adaptée au contexte religieux nouveau par un changement des pratiques, bien que demeurent des expressions et des intonations ressenties par le lecteur comme magiques. La religion antique, y compris sous sa forme monothéiste, est donc avant tout un ensemble de gestes, et lorsque la croyance change ceux sont eux qui évoluent avant même les paroles ; leur application rigoureuse est la seule qui vaille, et il semble que pour la majorité des chrétiens, juifs et musulmans pratiquants, la magie ne soit pas un excès mais bel et bien un respect du dieu qui passe par une adaptation des pratiques magiques polythéistes à des pratiques magiques convenables pour la divinité. Cela passe également par un renversement de nos catégories modernes puisque la structure devient parole, et le contenu devient geste.

Un dévoilement historique. Par le biais de la magie, nous atteignons donc des réalités religieuses cachées mais majoritaires aux époques antique et médiévale : la croyance juste en une religion étaient largement moins répandue que la pratique juste. Être religieux pour un Romain, un Grec, un Egyptien, un juif, un chrétien,… c’est avant tout pratiquer. En cela, notre catégorie moderne de « croyant non-pratiquant » serait incompréhensible : elle est un non-sens pour l’homme antique ou médiéval du bassin méditerranéen. De même, avoir recours à des pratiques qui nous semblent dépassées sous prétexte de croyance serait bien reçu à l’époque antique. La religion a donc évolué vers une croyance forte, d’une part, mais aussi vers moins de collectivité. Par ces conclusions, nous pouvons jeter un autre regard sur les pratiques que nous connaissons actuellement, mais aussi nous demander si la magie, en tant que pratique volontairement à l’écart du collectif, n’était pas déjà un moyen pour l’individu antique de se réapproprier sa religion. Car la catégorie de magie appliquée à ces textes est moderne et anachronique : les contemporains devaient se considérer comme religieux irréprochables (les textes montrent leur piété). Les formes magiques sont à nuancer car leur fixité n’a jamais été prouvée, et au contraire, chaque texte est construit différemment bien qu’il y ait pu avoir un ou plusieurs ancêtres communs dont nous ne disposons pas. Le magicien est donc avant tout celui qui s’émancipe des cadres habituels afin de rendre plus personnel sa relation avec la divinité, et finalement d’engager un processus vers une individualisation de la religion.

Bibliographie :

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  • Religion et piété à Rome, John Scheid. 1985
  • Papyri Graecae Magicae, Karl Preisendanz, 1928
  • Magie, sorcellerie et religion, Alfred Adler, 2007

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