Sur l’Indifférence du Langage : la dernière page de Wittgenstein

Par Charles Bodon

On propose une petite nouvelle dans laquelle on imagine la découverte d’une ultime page dans la production philosophique de Wittgenstein. En présentant son contenu, on a essayé de se rapprocher le plus possible du style et de la pensée du philosophe dans ses essais, tout en proposant une spéculation sur une conception métaphysique de sa philosophie du langage dans laquelle il s’interrogerait sur l’entité « Langage ». L’idée ici étant de pousser jusqu’à l’absurde certaines de ses conceptions théoriques, de faire des jeux avec les mots, et d’aboutir à une conclusion paradoxale sur l’usage « parfait » du langage. Ceci, en introduisant dans le texte une dimension fantastique selon laquelle le langage serait une entité à part entière et inquiétante. Aucune des thèses avancées ici n’est défendue ni défendable : il s’agit avant tout de variations sur des thèmes wittgensteiniens qui n’ont d’autre ambition que d’amuser le lecteur, et, en dernière instance, l’intriguer.

Photographie de Ludwig Wittgenstein (1889 – 1951)

On a retrouvé récemment dans les archives Wittgenstein de l’Université de Bergen en Norvège une page non classée parmi les feuillets. Elle n’est pas datée ni ne porte de titre. Différents experts se sont penchés sur celle-ci et en sont venus à cette conclusion sans appel : la page serait la dernière que Wittgenstein aurait écrit de sa vie. On y retrouve le style aphoristique et parfois sibyllin de l’auteur à ses débuts. Celui-ci s’interroge sur la nature du langage, et dans une tonalité quasi prophétique, il en fait une inquiétante description : le langage apparaît comme une entité à part entière, mensongère, et indépendante de l’usage que nous en faisons. Délire d’un homme à l’agonie, ou ultime clairvoyance d’un philosophe faisant la synthèse des préoccupations qui ont rythmé sa vie ? Wittgenstein présente ici ses pensées comme des avertissements : nous qui sommes dans le langage, ne pouvons rien dire sur le monde de manière adéquate par son usage. Aussi nous faut-il, dans un souci d’exactitude, ne plus employer que le seul mot « chose » pour parler. On retranscrit ici le contenu de cette page étrange.

« §1 – Il n’y a pas de philosophie. S’il y en a déjà eu une ne nous intéresse pas.
Si nous n’avions plus vu d’oiseaux voler durant dix mille ans, croirions-nous possible qu’ils aient volé un temps ? Les faits historiques lorsqu’ils ne se répètent plus dans le temps deviennent mythes. Or, la philosophie depuis la Grèce antique est un mythe dont seuls certains excavateurs ont connaissance. À vrai dire, c’est depuis un certain point du temps que la philosophie a cessé d’être : depuis l’instant où le piège du langage s’est refermé sur elle.
Car, au commencement du temps était le Verbe et avec lui son mensonge. Cela nous a été caché : il y a des arcanes philosophiques dissimulés, transmis entre grands auteurs, conservés puis travestis. Dans le langage les philosophes ont décidé d’un commun accord que leurs bavardages suffiraient à rendre compte de la mosaïque du monde.
Mais il ne s’agit pas ici de rendre compte de l’absence d’unité de la philosophie : nous dénonçons l’absence génétique de la philosophie. Il n’y a probablement jamais eu de philosophie. Tous en ont parlé, jamais un seul n’en a rendu compte.

§2 – Le piège avait été averti par les sophistes déjà. Leur faux relativisme traqué par Platon était la première piste de la nature cynique de cette Vérité. Car, finalement, qui de Platon ou de Protagoras a vendu le plus de vérités depuis l’Antiquité ? C’est le langage qui a englouti la totalité de l’histoire de la philosophie occidentale, élucidant la question de la Vérité. Qui a répondu au terrifiant Traité du Non-Être de Gorgias ? Personne. Qui a poursuivi sa propre construction philosophique ? Tout le monde.
On change de philosophie comme on change de style littéraire. Cela aussi, le philosophe devra en rendre compte un jour : si nous parlons, c’est pour être entendu comme on écrit pour être lu. Le solipsisme ne peut être l’unique réponse.

§3 – Car, disons-le une fois pour toutes : il n’y a jamais eu non plus de langage interne. S’il y en avait un, nous ne pourrions pas en faire l’hypothèse, ni le locuteur ni l’interlocuteur n’en ayant jamais conscience, par définition même du solipsisme. Le solipsisme est un mensonge. Non pas un faux problème, mais un mensonge de la philosophie.

§4 – Qu’est-ce qu’un mensonge philosophique ? Ce n’est pas une erreur épistémologique. Ce n’est pas une mécompréhension ou l’invention d’un langage technique. C’est une tromperie sciemment orchestrée par l’autorité du philosophe qui avale alors sa progéniture intellectuelle avec sa propre langue. C’est Chronos qui n’aurait pas mangé la pierre. Un mensonge philosophique est une dissimulation de la vérité par le masque des mots.
En utilisant les mots, on oubliait déjà l’indifférence du langage vis-à-vis du sens.

§5 – Comment faut-il comprendre la nature du langage ? De ceux qui le traduisent en une fonction dénotant l’à propos de l’esprit vis-à-vis d’une chose, il est aisé de constater qu’ils échouent immanquablement à le définir.
Souvent, ils définissent le système de la langue par analogie avec celui de l’horloge : celle-ci suit des règles mécaniques, lesquelles à l’aide de rouages génèrent le mouvement, lequel donne une forme temporelle aux aiguilles à l’intérieur du cadran, et derrière lequel nécessairement se trouverait un horloger responsable de toute cette industrie.
Il en serait de même pour la langue : celle-ci suit une grammaire, laquelle à l’aide de signes compose des mots, lesquels composent des phrases et propositions qui forment du sens comme on donne l’heure, et derrière lesquelles se trouverait une pensée pour moteur.
Autrement dit, les fonctionnalistes s’imaginent qu’en définissant ad vitam aeternam les règles du langage et ses composantes, ils parviendront à réunir suffisamment d’ingrédients pour invoquer dans quelques balbutiements incantatoires l’entité « Langage ».

§6 – Il manque à ces gens-là, et de manière générale à l’ensemble des individus concevant le langage comme une culture, comme une acquisition, comme une génération, comme un jeu, comme une structure, comme un calcul, comme le dépositaire de l’esprit, comme une clarification des connaissances ; il manque un truisme irrésolu et un présupposé inquiétant : le langage nous appartient-il ?

§7 – Ce que nous disons des objets n’appartient pas au langage, mais nous appartient à nous. Ce que nous voulons dire nous le disons par le chinois, l’anglais, ou encore l’allemand, lesquelles langues font partie du langage. Mais nous ne disons jamais les choses telles qu’elles sont vraiment.
Les mots signifient toujours quelques choses mais les mots ne correspondent pas aux choses.

§8 – Le problème est le suivant : le langage n’est jamais à propos du monde et le monde n’est jamais hors du langage.

§9 – Ce qui commande à appliquer les règles d’une langue, ce n’est jamais précisé par la langue : il n’est pas inscrit dans les règles du chinois explicitement de parler chinois. Tout comme il n’est jamais indiqué par une langue d’employer le langage. Pourtant, lorsque nous faisons usage d’un mot, nous communiquons. Mais communiquer ce n’est pas le langage. Communiquer c’est parler, écrire, signifier enfin, pour soi ou pour autrui. De même que les mots ne sont pas à propos des choses. Les mots sont les mots et les mots sont à propos d’eux-mêmes : vouloir tirer une chose d’un mot serait comme tirer sur le drap d’un fantôme. Est-ce à dire que le langage n’existe pas ? Non pas.
Cela signifie que le langage est étranger à tout cela, en ce qu’il ne se laisse jamais limiter à sa représentation écrite ou parlée pour pouvoir être. Le langage est cette entité méprisante, qui indépendamment des règles de la langue voyage à travers le temps, fait faire aux choses des actions qu’elles ne réalisent jamais ou ne peuvent réaliser, qui traverse le réel de part en part avec pour seule signature sa permanente indifférence vis-à-vis des individus qui le rencontrent.

§10 –  N’avez-vous jamais remarqué que le langage se moque de nos états d’âme ?  (Ce qui est, par ailleurs, probablement la raison pour laquelle les mots manquent à l’appel lorsqu’une émotion nous submerge).

§11 – Je m’étonne que du tournant linguistique dont la philosophie contemporaine fait généralement preuve, qu’elle soit critique ou adhérente à celui-ci, le langage comme sujet n’ait encore jamais été véritablement pris en considération. Son usage, sa fonction, ses règles, ses rapports, ont été largement investis sans pour autant que l’on demande son avis au principal intéressé.
Et que pourrait-il être, cet avis, si nous demandions au langage ce qu’il pense de l’usage et des définitions que nous en faisons ? Varierait-il ? Prendrait-il en compte notre avis ? Aurions-nous un langage qui nous ferait savoir « Oui, ces règles que vous me proposez là me conviennent j’en fais désormais l’usage » ?

§12 – À définir le sens d’une phrase par l’usage qu’on en fait, j’ai toujours considéré cela comme mettre la charrue avant les bœufs : si le sens vient avec l’usage, avec quoi l’usage vient-il, si ce n’est des règles ? Lesquelles règles viennent à leur tour du langage lui-même.
Mais ces règles du langage pour qui sont-elles ? Pour le langage ? Le langage se donnerait-il à lui-même ses propres règles d’usage et de signification ? Si tel était le cas, nous n’aurions finalement rien à dire ni sur lui ni sur rien, si ce n’est à l’écouter et suivre les ordres. Or, il s’avère que ces règles nous les prenons pour nous : comme si elles nous étaient destinées.

§13 – Si le langage n’est que fonction, un outil, comment expliquons-nous que nous n’en ayons pas encore trouvé l’usage définitif et universel ? Et si le langage n’est qu’usage et culturel, comment espérer en trouver la moindre justification ?
C’est comme espérer d’une huître qu’elle nous dise la façon dont la manger, ou attendre d’un marteau qu’il décide quel clou enfoncer. Comme si cela était les seules choses à attendre d’eux : comme si les usages se limitaient à nos représentations.

§14 – On me dira que je ne fais que personnifier ce qui n’a pas lieu de l’être. Mais, me l’expliquera-t-on alors sûrement : hors de quelle incarnation le langage se manifeste-t-il ? En disant cela, on me dira encore probablement que je prêche contre ma paroisse, que je montre justement que le langage n’existe pas hors de celui qui le prononce. Ce à quoi je hausserai un sourcil, demandant alors que l’on me précise en quoi, d’une chose qui est, certes, en moi-même, je puis conclure qu’elle m’est propre ?
Car, à bien y regarder, il me semble que c’est bien plutôt ceux qui le prononcent qui se trouvent dans le langage. Et j’aimerais que l’on me montre, afin de me faire taire, ce qui pourrait bien se trouver hors de celui-ci ? Si le langage est vraiment la frontière du monde, n’est-il pas alors le plus grand de tous les ensembles ?

§15 – Qu’on m’entende bien : sans être irrémédiablement immatérialiste, il n’y a pas lieu de considérer que ce que l’on nomme est autre chose que ce que l’on voit, et sans que ce que l’on voit ne soit nécessairement matériel. Ne pouvons-nous pas parler du mystique, présentement de la mort, de la vie, ou de la métaphysique sans rien en voir pourtant ?
Tous ces mots sont bien employés à propos de certaines choses, hors du sensible le plus trivial, néanmoins à l’intérieur du langage. Que la signification du terme « voir » soit ici entendue comme réduite à la perception sensible et matérielle n’est pas de mon sort.

§16 – Qui m’empêche d’étendre le sens de « voir » à différentes modalités de la perception ? Cette polysémie, extension du sens dirais-je plus exactement (car rien n’est confus ici), inhérente à tous les mots sans exception, ne m’empêcherait par ailleurs nullement à prendre un moulin pour un géant. Tous deux ne partagent-ils pas, après tout, les dimensions d’une certaine idée de grandeur ? Et à qui se trouve un grand nombre de fois plus petit qu’un moulin, ne peut-il pas l’appeler en toute légitimité « Géant » et le voir comme tel on peut les voir dans les contes ?
Extension du sens qui, je le crois, si nous la poussions plus encore, ne m’empêcherait pas non plus de dire en un certain sens que Socrate fût réellement un vase, et ce sans avoir à considérer que « Socrate » serait quelque part simplement le nom d’un vase, ou qu’un vase serait ailleurs un grand philosophe.
De même que je peux parfaitement convenir qu’un mot comme « babu » est bel et bien la chose que l’on a nommée babuement (si le sens vient avec l’usage après tout !).

§17 – Cette infinie extension du sens nous ne la devons qu’au caractère souverainement indifférent du langage concernant l’usage de ses mots et règles que nous faisons. Ainsi, si en logique il n’y pas de morale c’est parce que dans le langage il n’y a pas de lois.
Le Langage se moque de notre usage, tout comme il se moque des mots et de leur signification : ces problèmes nous appartiennent, nous qui appartenons au Langage.

§18 – Nous parlons bien d’extension du sens, pas de dérivation : une dérivation amène l’idée de trajectoire, qu’il y a des points de départ, des points d’arrivée, des points fixes et des points aveugles du sens. Mais chaque mot a un sens. Par exemple, l’idée de trivalence a un sens : il y a vrai, faux et indéterminé. Le mot « indéterminé » signifie une ignorance du sens, pas son absence.
Ceux qui voudraient donc utiliser ce terme pour distinguer des énoncés avec ou sans fondements ne font qu’employer un mot qui dit « J’ai une définition, laquelle donne un sens à ce que je suis, et ce que je suis est d’être ni vrai ni faux ». Mais être hors du vrai et du faux, ce n’est pas être hors du sens. Pas plus qu’être indéterminé n’est avoir un sens indéterminé.

§19 – Le sens des mots n’est pas localisé dans le contexte (syntaxique) de la phrase : auquel cas, que l’on me donne le sens de la suivante de Pascal : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. ».

§20 – Le sens de la phrase n’est pas non plus du fait de la compositionnalité des mots : sinon, je ne pourrais pas formuler de telles phrases : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix. ».

§21 – « Elle n’a pas de sens » me dira-t-on pour se sauver. Non : elle a autant de sens qu’en ont tous les noms et attitudes propositionnelles qu’elle mentionne. La phrase ne dit rien, ni les mots : ceux qui disent, écrivent et pensent, c’est nous. Comment une phrase pourrait-elle être un support du sens ? Elle n’en est qu’une démonstration, jamais son garant : analyser le sens de la phrase ou d’un mot en les détachant de leur maître serait comme opérer l’organe sans le patient.

§22 – Ne cherche pas le sens ailleurs que partout.

§23 – Le problème n’est pas de définir le sens, mais de trouver le moyen le plus efficace de le faire circuler entre les êtres.

§24 – Que sont les sceptiques en ce cas si le sens est partout ? Simplement des individus qui ne sont même plus sûrs de savoir ce dont ils parlent, de savoir comment user du langage.

§25 – Afin d’achever cette opinion, prenons très au sérieux la déclaration suivante que l’on peut considérer comme le mantra de la philosophie en général : « Interdiction d’employer des mots qui ne veulent rien dire. ». À cela, j’ai déjà répondu que tous les mots signifiaient quelques choses, mais jamais adéquatement.

§26 – En ce sens, si nous voulons satisfaire au Langage et conjurer ses sorts afin d’éviter qu’Il ne parle à notre place, il nous faut suivre cette règle qui résoudra tous les problèmes de la philosophie en général :
Seul le mot « chose » est adéquat pour désigner et définir n’importe quelle entité : car tout en étant propre à chacune, il est de fait également porté par toutes.
Si bien que nous ne devrions plus employer que celui-ci afin de nous comprendre parfaitement. »

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