Un beau matin : un film sublime, sentimental, culturel
Critique du film Un beau matin de Mia Hansen-Løve, sorti en novembre 2022.
Un article d’Antoine Skála

Dans l’incessant vacarme et le tumulte d’existences ciselées, dans la rationalisation impitoyable de nos sociétés surgit lentement un sentiment de trop plein de l’âme. Nous nous sentons envahis par le froid et éprouvons la lassitude, certainement encore davantage par ces journées d’hiver intransigeantes. Alors, il est nécessaire de laisser la laideur du monde derrière soi le temps de quelques instants : avec un morceau de musique apprécié, une soirée partagée avec un être cher, ou deux heures dans une salle obscure et silencieuse où seuls la lumière et le chant du cinéma règnent en maîtres pour émouvoir les cœurs de leur beauté. Pour moi, le cinéma apparaît comme une consolation, une parenthèse de beauté dans un monde en feu, un répit dans une course sans fin.
Ce soir-là, je croule sous le poids d’une journée interminable et consulte la liste des films à l’affiche. Vite, je jette mon dévolu sur Un beau matin de Mia Hansen-Løve. Las de l’ininterruption du quotidien et de la violence du monde, je m’abandonne à l’amour de l’art. Je me rappelle que le week-end précédent, j’avais eu le plaisir de lire une remarquable critique de ce film dans le numéro d’octobre des Inrocks sur Jean-Luc Godard. Cet article de Bruno Deruisseau m’avait particulièrement touché, avait suscité en moi un intérêt pour une œuvre à la sentimentalité éclatante (sentimentalité qui pourtant, ordinairement, ne m’attire pas, me laisse indifférent, voire m’ennuie profondément) et à l’actrice principale, Léa Seydoux, que je n’avais pas vue, je crois, ailleurs que dans Juste la fin du monde de Xavier Dolan ou Inglorious Basterds de Quentin Tarantino. Ainsi, dans cette perspective, Un beau matin m’est apparu appréciable et, dans un élan d’aspiration à l’évasion comme de rencontre avec la nouveauté, je suis allé le voir.
Sandra est traductrice. Elle vit seule avec sa fille dans un appartement à Paris. Son père, un ancien professeur de philosophie, s’enfonce dans une maladie dégénérative et Sandra doit se battre pour l’installer en lieu sûr. Au même moment, elle fait la rencontre inattendue de Clément, chercheur en chimie et ami perdu de vue, avec qui s’ouvre une relation passionnée mais incertaine.
Un beau matin est un film magnifique. C’est un film sublime sur le deuil et la renaissance, la transmission et le temps, l’amour et la vie, Paris et la culture.
UN FILM SUR LE DEUIL ET LA RENAISSANCE, LA TRANSMISSION ET LE TEMPS
Sur le deuil, d’abord, quand Sandra, désemparée, voit petit à petit se dégrader l’esprit de ce père qui avait passé toute sa vie à penser, l’avait dédié à la philosophie, et qu’elle est amenée à accompagner vers la douloureuse conclusion de sa vie. Mais aussi la renaissance quand Sandra rencontre par hasard celui avec qui naîtra un amour aussi instantané qu’inattendu et tente de reconstruire ce rapport aux sentiments qu’elle avait perdu depuis si longtemps et qu’elle pensait ne jamais retrouver.
Sur la transmission, quand apparaît cet enjeu du devenir de la bibliothèque de ce père philosophe. Cet enjeu se révélant aussi dans le lien qu’entretient Sandra avec sa fille, au détour d’une lecture dans un lit ou d’une dégustation de glace sur les quais, dans ce contexte éminemment difficile de bouleversements importants. La transmission s’incarne dans ce lien spirituel que crée Sandra entre son père et son ancienne élève, permettant à cette dernière de récupérer une majeure partie de cette fameuse bibliothèque et, d’une certaine manière, de se poser en héritière intellectuelle, disciple de son ancien professeur de philosophie.
Sur le temps, quand tout le long du film, sur l’étendue d’une année, nous sommes invités à découvrir différentes teintes, associations de couleurs, comme des humeurs dans lesquelles naviguent entre vents et marées et avec lesquelles s’habillent nos personnages, pour se dévoiler autant que pour se protéger au gré des plaisirs comme des épreuves de force avec la fatalité. De plus, le temps s’incarne aussi de manière plus générale dans le ton adopté par le film, par son rythme qui nous fait ressentir le passage des jours, des mois comme des sentences mais aussi des possibilités. Un beau matin est un film qui prend son temps, nous montre des personnages en porte-à-faux par rapport à eux-mêmes, qui n’ont pas peur de prendre leur temps, de perdre leur temps, mais sont aussi, parfois, souvent, contraints de l’affronter.

UN FILM SUR L’AMOUR ET LA VIE, PARIS ET LA CULTURE
Sur l’amour, bien sûr avec les sentiments d’une fille pour son père qui s’éteint lentement et semble perdre jusqu’à ce qui le lie à sa propre famille, l’affection d’une femme pour un homme qui ne cesse de l’émouvoir comme de la quitter, lui apporte l’espérance d’une passion naissante mais aussi l’amertume liée à l’instabilité d’une relation compliquée.
Sur la vie, parce qu’Un beau matin est un film qui se pose en opposition avec ce que j’identifie comme une manière de faire des films, de raconter des histoires aussi vieilles que Fritz Lang ou Homère. Léa Seydoux disait au festival de Cannes : « C’est la première fois qu’on m’offre le rôle d’une femme « normale ». Souvent, dans les films, j’ai été un objet de fascination ou de mystère, et là c’est la dimension universelle de ce film qui m’a beaucoup émue. (…) Et c’est aussi la première fois, je crois, que j’interprétais le rôle de quelqu’un que je connais »1 . Dans ce film magnifique, on ne trouve aucun récit épique ou péripétie extraordinaire car, sans que rien ne se ressemble ou ressemble à autre chose, on parvient à ressentir le quotidien de Sandra, sa peine dans ses efforts au travail, sa joie dans les bras de son amant. On reconnaît là des épreuves traversées par chacun au moins une fois dans sa vie, ce qui a la grande qualité de créer, dans les cœurs des spectateurs une compassion allant bien au-delà de l’identification et rejoignant quelque chose de spécial, suscitant une reconnaissance supérieure. C’est peut-être là, je crois, qu’est renfermée la singularité de cette œuvre. Mia Hansen-Løve au festival de Cannes : « Je filme des choses qui sont quotidiennes, rarement spectaculaires, mais pas toujours dramatiques. Au fond, je crois que le drame se joue plus en creux, par en-dessous. J’espère toujours arriver à une forme d’universalité. Je pense qu’on peut filmer un quotidien, une vie faite d’évènements banaux, que tout le monde vit, en allant au plus profond de ce quotidien, d’arriver à trouver quelque chose qui va au plus profond de la vérité de la vie. »
Sur Paris aussi dans ce film qui évolue dans la capitale et, au-delà de l’utiliser comme décor, la sublime et rend à la Ville Lumière, à la Ville de l’amour, toute sa splendeur, en hiver comme au printemps, sous la pluie comme sous le soleil. Nos affects s’arrêteront aisément sur ces remarquables scènes de déambulation de Sandra dans les rues de Paris, comme des représentations spatiales de la perdition dans ses pensées, dans le labyrinthe de ses sentiments. (Je pense tout particulièrement à cette scène où Sandra pleure dans le bus au retour de l’hôpital de son père, son regard se perdant dans la constellation multicolore des phares des automobiles lancées sur le périphérique plongé dans l’obscurité de la nuit, le tout sur un air de Schubert impitoyable de par sa sévérité).
UN FILM SUR LA CULTURE, LE CAPITAL CULTUREL
Sur la culture, enfin, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur d’abord, dans la mesure où la littérature, la philosophie, la musique, la peinture, sont très présentes et semblent constituer une véritable ode visuelle à l’amour de l’art, à la littérature au sens le plus vaste, qui ajoute à la singularité de ce beau film. Toutefois, il ne faut pas oublier le principal bémol que présente ce film car bien que sublimant la culture, qu’ayant la beauté d’un film culturel, un œil politiquement, sociologiquement avisé ne manquera pas de remarquer que ce film est aussi une représentation du capital culturel. En effet, le grand défaut de ce film, hormis ses quelques facilités scénaristiques devenues, avec le temps, presque une caractéristique du cinéma français contemporain, est la manière dont Un beau matin est un film auto-référentiel, qui tourne sur lui-même, et, malgré la volonté affichée par sa réalisatrice et son actrice principale de toucher l’universel, peine à ne pas être une représentation de la petite vie de la bourgeoisie culturelle blanche parisienne. (Sandra est traductrice, son père ancien professeur de philosophie en classe préparatoire et son amant chimiste — les personnages possèdent d’imposantes bibliothèques, vont au musée, partent en vacances en Italie, etc.). Ce qui fait par ailleurs correspondre le film, je crois, à ce qu’Édouard Louis désignait, sur le plateau de Mediapart au moment de la sortie de Qui a tué mon père ?, comme ce contre quoi il élève, dans la littérature, sa propre œuvre : « Quand je vois la violence du monde, la violence raciste, la violence homophobe, la situation des migrants, la situation des trans, la situation des classes populaires, comme mon père, etc., je ne peux pas comprendre qu’aujourd’hui il y ait encore 90% de la littérature qui soit une histoire de la petite bourgeoisie blanche qui parle de ses petits problèmes de bourgeoisie blanche. »2
Bien sûr, cette critique pourrait apparaître injuste alors même que la quête principale de Sandra est de se battre, entre hôpitaux et Ehpads, pour permettre à son père de terminer sa vie paisiblement. Mais là encore, bien que très vaguement évoquées comme des obstacles auxquels doivent faire face nos personnages, on ne perçoit aucune désignation claire des inégalités entre le public et privé dans les institutions de la santé, des inégalités d’accès aux soins selon les classes sociales, de la dégradation néolibérale du service public de la santé, etc. On pourrait évidemment m’objecter que l’action du film semble se dérouler au moment du mouvement des Gilets jaunes et que la mère de Sandra, ex-femme de son père, est engagée dans des actions de désobéissance civile en faveur de la cause écologiste, mais à part l’évoquer deux fois au long des deux heures de film et être l’idiote de la famille, on ne perçoit pas, là non plus, une once de propos politique sérieusement constitué, ou même l’utilité du caractère « engagé » de ce personnage-là, du moins pas autrement que comme caution scénaristique.
Aussi, l’autre grand défaut du film est, à mon sens, son absence de substance philosophique, ce qu’on pouvait davantage attendre de la part de Mia Hansen-Løve, fille de Laurence Hansen-Løve (professeure de philosophie, connue pour son dictionnaire La philosophie de A à Z et ses réflexions de philosophie morale et politique) et de Øle Hansen-Løve (professeur de philosophie et traducteur, décédé en avril 2020) mais qui, surtout, a choisi de faire du père du personnage principal un professeur de philosophie passionné et retraité depuis peu, et dont on se contente, dans une grande paresse scénaristique, d’évoquer le fait qu’il a passé toute sa vie à penser, qu’il a perdu la pensée. Un peu plus d’imagination aurait suffi, je crois, pour bien davantage toucher les formes intelligibles de l’écriture cinématographique.
Malgré tout, Un beau matin reste un film magnifique qui mérite d’être vu, et le cinéma de Mia Hansen-Løve n’en demeure pas moins prometteur.
1 Léa Seydoux et Mia Hanson-Love : “J’ai souvent été un objet de fascination”, TV5 Monde, 21 mai 2022, https://www.youtube.com/watch?v=noecugGLo7c
2 Edouard Louis, « On propose deux choses aux classes populaires : mourir ou mourir », Mediapart, 16 mai 2018, https://youtu.be/he6CWAHa278
A propos de l’auteur
Antoine Skála est étudiant en Licence 1 de Philosophie à Paris I, il s’intéresse particulièrement à la philosophie politique, qu’il relie aisément à sa passion pour le cinéma et la littérature.