Par Félix Tardieu

Illustration Pixabay

À l’orée de l’an deux mille vingt, quelques plumes audacieuses s’amusaient déjà à rêver le classement de leurs plus beaux souvenirs cinématographiques des années deux mille dix, n’imaginant pas que le saut imminent vers l’avenir du cinéma allait brutalement être stoppé dans son élan. À peine le pas franchi dans cette nouvelle décennie qu’il fallait d’ores et déjà s’empresser d’archiver dans la mémoire collective une période aussitôt révolue, repliée sur elle-même, comblant cet irrépressible besoin de faire date. Pour les cinéphiles du vingt et unième siècle, les choses ont besoin d’un nom, elles ont besoin de faire sens, d’être reliées entre elles à travers l’unité d’un discours ; il faut qu’on puisse dire qu’elles font partie d’une histoire, qu’elles se branchent sur un courant, qu’elles reflètent en quelque sorte l’état du monde. En somme, on engage ces films à devenir des références, échappant ainsi à l’obsolescence et au risque de voir s’abîmer le souvenir de notre rencontre avec eux dans le puits sans fond ni sans fin des espaces sans fil(s).

Collisions

Qu’est-ce qu’être cinéphile aujourd’hui ? Il se peut qu’aimer le cinéma, ce ne soit pas seulement avoir appris à goûter aux émotions suscitées par un film et en reconnaître les qualités esthétiques, ni seulement de s’être mis au défi d’en consommer le plus possible. Celui ou celle qui aime le cinéma l’aime comme l’odeur de sa propre chair et serait prêt à parier sa vie, autant que celle des autres, pour voir une dernière fois se rejouer la scène de ses premiers amours. Nul doute qu’au cinéma eros et thanatos se condensent et s’intensifient, pulsions primitives identifiées par le père de la psychanalyse et qu’on retrouve inexorablement sublimées dans le fond de tout imaginaire collectif – l’imaginaire n’étant-il pas, avant toute chose, le seuil de la conscience au-delà duquel dorment les images ?

Or, au cinéma, celles-ci font littéralement écranà la propre pulsion scopique du spectateur et le renvoient de facto à sa propre image de sujet désirant. On ne compte d’ailleurs plus les films qui ont intégré ce principe même à leur propre dispositif de mise en scène, à commencer, de toute évidence, par Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock. Ainsi les cinéphiles aiment-ils le cinéma jusque dans l’événement même de la mort, jusqu’à sa matérialisation dans la chair, à l’instar du personnage de Vaughan, sublimement interprété par Elias Koteas, dans le Crash (1996) de David Cronenberg. Dans l’adaptation cinématographique du roman éponyme de J.G Ballard – ouvrage auquel Jean Baudrillard, refusant par ailleurs la grille de lecture psychanalytique, consacre un essai stimulant dans Simulacres et Simulation – les personnages “zombifiés” sont animés par un désir qui semble n’avoir plus aucun point de fixation, émettons au sens freudien, et qui va alors venir se loger sur les carcasses de véhicules accidentées. Ici, la voiture devient la marque d’une inversion où l’accident est devenu la règle du jeu : « […] l’Accident est partout, figure élémentaire, irréversible, banalité de l’anomalie de la mort […] c’est lui, l’insensé, qui est le sexe de la vie »1,écrit Baudrillard.

La voiture, objet ô combien chargé de sens au cinéma. Cet habitacle métallique, dont les espaces confinés commandent au cinéaste un certain sens de l’imagination pour composer ses plans, peut aussi bien matérialiser l’émancipation et la libération du désir (Thelma et Louise), la quête et le récit de soi (On the Road, Into the Wild) ou la volonté de repousser ses propres limites (comme récemment dans le crépusculaire Le Mans 66 de James Mangold). Mais aussi, l’encloisonnement, la désindividuation, la possibilité de l’accident ou de l’imminence de la mort (Christine de John Carpenter, Boulevard de la mort deQuentin Tarantino), voire la jouissance de la figure impossible (la saga des Fast & Furious mériterait à elle seule un examen approfondi).

Mais revenons au film Crash. Au-delà des pratiques sexuelles qui s’y jouent et de la critique sous-jacente d’une société matérialiste et technologique courant à sa perte, dont le caractère déviant semble être le décalque des déviations incessantes du capharnaüm autoroutier – bretelles, tunnels, ponts, files, lignes continues et discontinues, feux – l’attirance morbide pour les accidents de voiture rappelle évidemment le destin tragique de grandes stars hollywoodiennes (James Dean, Steve McQueen, Jayne Mansfield) et reflète plutôt le symptôme d’une cinéphilie maladive, en manque de nouvelles icônes, étoiles flétries dont on aurait épuisé tout le carburant, empêtrées dans le flux consumériste des images et éviscérées par un trop-plein de nostalgie.

Dans Crash, la seule possibilité qu’ont finalement les personnages de sortir de leur neurasthénie, et de regoûter ainsi au plaisir, ne peut avoir lieu qu’à condition de rejouer littéralement la scène où leur monde s’est écroulé. En anglais, on dirait reenactement : pour pousser le vice, on pourrait alors préférer « réactualiser » à « rejouer », dans le sens où il ne s’agirait plus seulement de rejouer, dans l’espace de la représentation, un événement tragique dans toute sa théâtralité, mais de le re-produire intégralement, le faire advenir une seconde fois dans sa nouveauté d’événement. On pourrait presque avancer que le film de Cronenberg exprimait, en puissance, tout un pan de la psychédu cinéma américain des années deux mille qui ne cessera de rejouer, dans d’innombrables productions, l’imagerie traumatique des attentats du 11 septembre.

Attention : fouilles en cours

Ce que je voulais signifier par ce petit détour, c’est qu’au fond tout cinéphile et par là-même tout cinéaste (car après tout un cinéaste n’est-il pas autre chose qu’un cinéphile qui est passé à l’acte ?) est en quête de filiation : recouper les films entre eux, reconnaître des liens de parenté, raccorder le style de la mise en scène à tel auteur, à telle période, à tel courant artistique, identifier des répétitions, des citations, déceler un hommage ou un héritage inconscient. Définir ce qu’est la cinéphilie n’a pas vraiment de sens absolu et dépend certainement de la subjectivité de chaque individu. Mais cela doit au moins signifier, dans l’expérience authentique et originale que chacun fait de sa propre cinéphilie, avoir ce rapport de filiation à ses propres souvenirs de cinéma, à cette activité de fouille qui semble se mettre en route à chaque visionnage. La cinéphilie ne consiste jamais à simplement voir le film que l’on est en train de visionner. C’est être dans une sorte d’état de rêve constant, un moment de flottement, une forme d’absence cognitive qui empêche de réfléchir entièrement au film que l’on est en train de voir, car ce que l’on voit ici et ne cesse de renvoyer à ce que l’on a déjà vu là-bas, ailleurs.

À ce titre, le web-magazine “Blow Up créé par Arte et proposé par Luc Lagier, qui faisait son apparition sur la toile au début des années deux mille dix, me semble être un bel exemple, grâce notamment à l’expression singulière de ses différents collaborateurs et d’un travail de montage “chirurgical”, de ce que peut constituer le travail intime du cinéphile lorsque celui-ci invente de nouvelles manières d’expérimenter sa propre recherche de filiation. “Blow Up”, autant sur le fond que sur la forme, me paraît être l’incarnation idéale d’un désir qu’on aurait matérialisé, qu’on serait allé chercher au plus profond de son inconscient et dont on serait parvenu in extremis à extraire la pâte première. Ainsi dans Inception la résolution du nœud final dépendait-il entièrement de la réussite de ce même processus d’extraction d’un souvenir bien enfoui, d’une image « cachée sous le tapis ». Heureusement d’ailleurs que le film ne se préoccupe pas tant de l’éthique de la chose, car lorsqu’on y songe c’est à une sorte de viol des consciences auquel on assiste avec complicité. Mais cette opération de fouille, misant toute entière sur la superposition entre la réconciliation d’un père et d’un fils (une fois n’est pas coutume, il est toujours question de filiation) et l’expérience du deuil, permettra in fine de distiller une idée dans l’esprit du personnage de Cillian Murphy – à savoir, se résoudre à céder l’entreprise paternelle – et rendra à Cobb (Leonardo Dicaprio) la liberté tant convoitée qui le réunira à sa famille. Finalement, plus que les images des films en eux-mêmes, c’est le rappel de ces images quasi proustiennes au seuil de la conscience qu’une création comme “Blow up”s’efforce de dévoiler par l’articulation du montage et de la voix-off, guide mental qui au filde sa narration dresse une sorte de cartographie de sa propre expérience esthétique, comme l’on relierait différents points sur une carte, retraçant ainsi le rêve d’un itinéraire.

In memoriam

À partir d’une mémoire saturée de souvenirs cinématographiques apparemment déconnectés les uns des autres, l’activité principale du cinéphile consiste surtout à créer des liens, à dégager de l’historique de son propre périple à travers le paysage cinématographique une sorte de topographie de la mémoire, en somme, de faire la généalogie de son propre amour des images. Mais ce n’est pas une passion aveugle. Ceux qui ont appris à aimer le cinéma se sont au moins une fois arrêtés pour contempler le chemin parcouru, au temps suspendu du crépuscule de leursidoles : qu’y perçoivent-t-il alors, sinon une valse fantomatique, jonchée d’ombre et de lumière ? Peut-être qu’au fond les images d’un film ne signifient en elles-mêmes pas grand-chose. En revanche, les impressions qu’elles ont laissé sur notre conscience, cette persistance magique de l’image bien au-delà du moment de sa réception au fond de l’œil, là est peut-être le véritable moteur de l’expérience cinématographique.

Le critique Serge Daney se définissait lui-même, non sans autodérision, comme un « ciné-fils », et il mettait ainsi en exergue le rôle de la filiation dans la vie du cinéphile et de sa fonction de passeur. Mais du cinéphile d’hier, et espérons de demain, on pourrait dire qu’il est aussi ciné-fil, dans la mesure où ses efforts pour relier les films entre eux lui commandent une certaine matérialité. Relier les films entre eux, c’est-à-dire aussi les relire, les réinterpréter, dans une dévotion quasi religieuse. Jusqu’à présent, les films étaient systématiquement inscrits sur un support physique (et s’ils continuent de l’être, ceux-ci perdent largement de leur aura face à l’économie des données) permettant aux amants du septième art de garder quelque part, dans l’intimité d’un lieu à soi, une trace tangible de leurs innombrables infidélités. Sur une étagère poussiéreuse pouvaient se côtoyer, sans haine ni jalousie, tous les cinéastes du monde. Pour éprouver leur filiation, les cinéphiles ont besoin de tombes à visiter. À présent les espaces sans fil(s), paradoxe d’une toile invisible, mettent plus que jamais à l’épreuve cet art indicible du recueillement.

  1. Baudrillard, Jean. Simulacres et Simulation (1981), éditions Galilée, Paris, page 166.
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