Par Monica Seiceanu

Le Musée d’Art Moderne de Paris propose, sur la plateforme Dailymotion, une série de  méditations guidées à partir des œuvres d’art qui font partie de ses expositions. Sur cette base, nous vous proposons d’analyser la portée phénoménologique que pourrait avoir cette pratique. Mais regardez d’abord une vidéo de “méditation guidée” :

Découvrir la vidéo

Brauner Victor, La rencontre du 2 bis rue Perrel, sous-titre « La charmeuse Conglomeros », 1946, Mirogard, Huile sur toile, 85 x 105 cm, collection en ligne, Musée d’Art Moderne de Paris. Don de la Société des amis du musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1988. © Adagp, Paris. Crédit photographique : Eric Emo/Parisienne de Photographie.

Quand on voit le titre « module de méditation » pour la première fois, deux états d’esprit sont possibles face à cette idée : d’un côté, si l’on est déjà pris par la vague de la méditation et du yoga, courant que l’on appelle généralement « mindfulness », on va trouver que son application au domaine de l’art est une merveilleuse idée à laquelle on aurait dû penser plus tôt. De l’autre côté, si l’on se situe dans une attitude opposée au courant de la « pleine conscience », on peut voir dans ce projet une sorte de superficialité qui vise à détourner une pratique originellement spirituelle, quasi religieuse, dans l’aspect consumériste des sociétés occidentales. Notre but n’est pas de trancher le débat sur cet ensemble de pratiques. Ce qui nous intéresse est d’observer à quoi ressemble une contemplation d’une œuvre d’art à travers la méditation : à quoi elle ressemble d’abord, parce que c’est le moment où nous la découvrons pour la première fois, mais aussi à quoi elle ressemble parce que nous y trouvons quelque chose de commun avec la démarche phénoménologique, une  sorte de ressemblance. Pour cette analyse, nous prendrons pour appui la vidéo qui porte sur  l’œuvre « La rencontre du 2 bis rue Perrel » de Victor Brauner.

Comme dans toute méditation guidée, la voix qui prétend précisément nous guider commence par nous inviter à fermer les yeux, à observer notre respiration et à oublier ainsi toute chose extérieure, à effacer le monde (« peu à peu, plus rien n’existe autour de vous »). Mais cette méditation en particulier prend un chemin différent au moment où elle nous propose d’ouvrir les yeux pour regarder l’œuvre d’art qui est en face de nous : dans notre cas, il s’agit de la peinture de Victor Brauner. Là où notre esprit cherche, par habitude, à saisir le contenu et comprendre le sens de ce tableau, la voix nous invite, au contraire, à « observer les sensations » que nous éprouvons. Progressivement, nous sommes guidés dans une observation sans préjugés, sans juger tout court. La consigne qui nous est donnée n’est pas de comprendre, mais de regarder, de voir, d’expérimenter en quelque sorte l’univers qui est peint (« imprégnez-vous de l’ambiance propre à l’œuvre »). Nous ne sommes plus un sujet connaissant qui interprète le tableau, mais le lieu de sa continuation :  « osez aller dans ce je-ne-sais-quoi ». 

Dès le début, cet effacement de nos préjugés qui conditionne la méditation, qui la rend possible, et cette suspension des rapports que nous entretenons habituellement avec le monde, nous sont très familiers. Ne serait-ce, pour le dire autrement, mettre entre parenthèses une attitude naturelle, dans le but de saisir directement l’objet qui nous apparaît ? Or, cela n’est rien d’autre que la démarche phénoménologique. Dans son Idée de la  phénoménologie de 1907, Husserl définit celle-ci comme « une étude de l’essence dans le cadre d’une pure vue, dans le cadre de l’absolue présence-en-personne »1. Ce qui nous empêche généralement d’atteindre ce cadre, c’est l’attitude naturelle ou naïve. Cette attitude consiste à poser l’existence d’un monde extérieur duquel nous (le sujet, ainsi que les autres) faisons partie, et à croire que l’on peut arriver à une connaissance de ce monde à travers nos perceptions empiriques. Autrement dit, il s’agit de l’attitude quotidienne de tout être humain, de la manière dont on perçoit le monde. Comment est-il alors possible de dépasser cette attitude ? Toujours selon Husserl, en opérant une réduction phénoménologique, c’est-à-dire en laissant de côté ce caractère objectif du monde que nous sommes habitués à avoir comme  prémisse, pour ne l’envisager que tel qu’il nous apparaît directement, tel qu’il se montre à nous. Ce n’est pas du tout nier l’existence d’un monde en dehors de nous ou soumettre son existence à un doute quelconque, mais simplement « mettre entre parenthèses » ou en suspension cette croyance, de telle sorte que l’on puisse analyser le monde différemment, en  tant que phénomène. 

C’est donc seulement par une ἐποχή (épochè) – mot employé par Husserl pour nommer la neutralisation, la suspension de présupposés et de thèses implicites qui caractérisent l’attitude naturelle – que l’on peut accéder à la pure vue, à l’étude des phénomènes. Il faut rappeler ici que, en grec ancien, le φαινόµενον (phainómenon) désigne simplement l’apparence, ce qui apparaît ou ce qui se montre, et c’est précisément cela qui est visé par l’étude phénoménologique. Pour Merleau-Ponty, « voir c’est entrer dans un univers d’êtres qui se montrent »2; parallèlement, la voix de l’enregistrement affirme à un moment donné « vous plongez peu à peu dans cet espace étrange », c’est-à-dire dans l’univers où le tableau se montre à nous. Est-ce une simple coïncidence que l’état de méditation soit appelé « pleine conscience », alors que l’on connaît la place centrale qu’occupe la conscience dans la phénoménologie selon Husserl ? 

Les deux projets – la méditation guidée et la phénoménologie – sont extrêmement différents, c’est bien entendu. Pour donner un seul exemple de ce qui fait cette distinction si grande, il suffit de rappeler les fins que se proposent ces deux démarches : dans le premier cas, c’est l’obtention d’un certain état d’esprit caractérisé par la relaxation, la sérénité, la tranquillité, tandis que dans le second c’est la connaissance. Non seulement la méditation ne prétend pas aboutir à ce dernier but, mais elle nous demande explicitement de ne pas essayer de comprendre, et de nous contenter de la simple observation : un certain « silence mental » y est requis. Or – nous avons déjà pu le voir avec  Husserl – la méthode phénoménologique est à employer lors d’une étude, donc en vue d’une acquisition de connaissances.  Dans la contemplation d’une œuvre – ce qui est en fin de compte en jeu et l’enjeu ici – une approche phénoménologique va nous conduire beaucoup plus loin que la voix qui nous guidait dans la vidéo. On peut retrouver un usage de cette approche dans Le doute de Cézanne de Merleau-Ponty, lorsque l’écrivain aborde, parmi d’autres peintures, le tableau Gustave Geffroy de 1895 : « La table de Gustave Geffroy s’étale dans le bas du tableau, mais, quand notre œil parcourt une large surface, les images qu’il obtient tour à tour sont prises de différents points de vue et la surface totale est gondolée. Il est vrai qu’en reportant sur la toile ces déformations, je les fige, j’arrête le mouvement spontané par lequel elles se tassent les unes sur les autres dans la perception et tendent vers la perspective géométrique »3. Si nous restions tous dans la simple observation, l’élaboration de telles analyses deviendrait impossible. Néanmoins, laissant les détails théoriques de côté, essayer de contempler une œuvre d’art dans la manière que nous venons de décrire, c’est aussi découvrir un nouveau cadre où l’on peut appliquer la réduction phénoménologique.

  1. Husserl, Edmond, L’Idée de la phénoménologie, Puf, 1997.
  2. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 2005.
  3. Merleau-Ponty, Maurice, « Le doute de Cézanne », dans Sens et non-sens,  Gallimard, 1996.

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